De la « tricoteuse » à la « pétroleuse » ou les figures répulsives de la « femme publique »
Tous les témoins sont formels, les pétroleuses ne sont que l’émanation d’une hystérie collective, les conseils de guerre ne parvinrent même pas à en exhiber une seule ; ce ne sont que des « êtres chimériques » analogues aux « salamandres et aux elfes », selon Lissagaray. Maxime Ducamp lui-même accueille les rumeurs les concernant avec la plus grande circonspection, les pétroleuses ne sont que légende à peine suffisante pour exorciser la peur, telle la Grande Peur de 1789, qui s’empare alors des bourgeois parisiens. Mais les braises ont été attisées par les journaux versaillais et la rumeur s’embrase au point de reconstruire une histoire fictive sur les ruines de la Semaine sanglante. L’imagination s’enflamme, des témoins sont invoqués par Le Figaro pour répandre l’image de la communarde munie de « boîtes » pleines de pétrole qu’elle lance sur les bâtiments ; les propriétés individuelles ou collectives sont atteintes indistinctement ; la danse des sorcières n’est pas loin. Karl Marx donne son point de vue sur le sujet au New York Herald, le 3 août 1871 : « Cette histoire est une des plus abominables machinations qu’on ait jamais inventées dans un pays civilisé. Je suis sûr que pas une femme, pas un enfant ne pourrait être accusé, avec la moindre apparence de preuve, d’avoir répandu du pétrole dans des maisons, ou d’avoir essayé d’incendier quelque chose ; et cependant on en a fusillé des centaines pour cela et déporté des milliers à Cayenne. Tout ce qui a pu être brûlé l’a été par des hommes. » Le reporter du New York Herald répond : « Je dois dire que j’en suis aussi convaincu. Je n’ai encore jamais rencontré une seule personne qui ait réellement vu une femme ou un enfant avec du pétrole. » 13
Le mythe de la pétroleuse a pris corps au cours des procès réservés à « ces messalines et autres « bacchantes ivres », accusées d’avoir participé à l’émeute et à l’incendie » ; aucune preuve formelle n’a pu être versée à leur dossier, mais l’accusation va transformer ces femmes du peuple en enragées, semblables aux citoyennes révolutionnaires. Parmi les combattantes arrêtées, on découvre des ouvrières, cartonnières, couturières, journalières, deux autres ont eu maille à partir avec la justice pour délits de droit commun. Belle occasion pour reconnaître les monstres chers à Lombroso et aux aliénistes de l’époque qui perçoivent dans la Commune les stigmates de la dégénérescence sociale. Si la figure de la pétroleuse, savamment orchestrée, a pu servir la cause des bâtisseurs du Sacré-Cœur, les femmes de la Commune ont cherché à défendre leur République, une république peut-être plus solidaire, plus égalitaire, la République démocratique et sociale, chère aux insurgés de Juin 1848.
Victorine (Brocher-Rouchy), cantinière puis ambulancière, n’a pas franchi les portes de la postérité, malgré son courage et son dévouement ; condamnée à mort comme incendiaire, elle échappe à ses tortionnaires qui dans leur hâte fusillèrent sur place, comme ils fusillèrent Varlin, une autre pétroleuse, qui ressemblait quelque peu à celle qu’ils pourchassaient. « Morte vivante », comme elle se nomme, elle échappe à la répression en s’exilant en Suisse. En 1909, à 71 ans, elle se décide à rédiger ses Mémoires, encouragée par ses amis anarchistes. Elle raconte tout simplement son combat, dans le dessein de « sauver la République ». Elle ne connaissait pas Louise Michel, pas plus que le mouvement féminin ; jamais elle n’avait assisté à une réunion publique, elle se contenta de participer à la lutte commune en soignant les blessés et en portant haut le drapeau des insurgés. [*] Elle raconte la semaine terrible, vécue en femme presque solitaire : « Je continue ma route, je traverse le canal ; dans mon parcours je vois des horreurs. On veut me forcer d’enlever des pavés à chaque barricade. Je ne réponds pas, je file ; me prenant pour un gamin, on me laisse passer. Inutile de dire qu’entre toutes les barricades il y avait des cadavres, les femmes étaient assez nombreuses. (Ces femmes héroïques n’étaient pas venues expirer là pour le plaisir, comme l’ont écrit certains écrivains bien-pensants. Les courtisanes de haut et de bas étage ne seraient pas venues se fourvoyer au milieu de nos luttes, elles n’y auraient rien gagné.). » 14 Cette modeste voix n’a guère été entendue par les contemporains qui, pour certains, commencent à se familiariser avec les discours critiques de la conférencière Louise Michel, de retour d’exil en Nouvelle-Calédonie, le 9 novembre 1880 ; mais la plupart continuent à méconnaître l’action réelle des femmes de la Commune. « Fort turbulentes », au dire d’Émile Zola, les femmes de la Commune ont, cependant, largement payé leur tribut à la répression. Sans compter les fusillées de la Semaine sanglante, 1 051 femmes ont été déférées au Conseil de guerre – la majorité a été renvoyée par non-lieu. On retiendra surtout le jugement porté par Dumas fils sur ces insurgées : « (…) Presque toutes les prévenues joignaient à une ignorance la plus complète le manque de sens moral (…). Toutes ou à peu près sont perdues de mœurs, même les femmes mariées. » En vérité, l’attention portée à la profession des présumées communardes montre que 37 % des inculpées travaillent dans le vêtement et le textile, 8 % dans la chaussure et les gants, 4 % dans l’article de paris ; 13 % sont blanchisseuses et repasseuses, 10 % des journalières, 11 % des domestiques ; 8 % tiennent des petits commerces. En bref, ces « singulières » insurgées sont très représentatives de la population ouvrière parisienne.15 Actives, indociles, soldats, résistantes, au club comme au front, les femmes de la Commune sont partout à la fois et pourtant chacune tient son rôle. Beaucoup d’entre elles resteront anonymes. Quelques- unes émergent de l’ombre : le 8 septembre 1870 paraît un appel « Aux femmes de Paris » signé de plusieurs citoyennes dont Mmes Demeure, Lebehot, Louise Michel, Octavie Tardif. Le 22 septembre, des femmes appellent à manifester pour réclamer le droit d’aller aux remparts relever les blessés. On trouve là André Léo, Louise Michel, Blanche Lefèbvre, Cécile Fanfernot, Jeanne Alombert. L’appel est à l’initiative du Comité de vigilance des femmes de Montmartre. Des réseaux s’organisent autour de personnalités, comme le Comité de la rue d’Arras de Jules Allix, par exemple, d’orientation fouriériste, d’où émerge la figure d’Anna Korvin-Kroukovskaïa, émigrée russe, connue également sous son nom de mariage, Anna Jaclard. Quelques-unes poursuivent leur tâche d’éducatrices commencée sous le second Empire, telles Victoire Tynaire, Hortense Urbain ; André Léo est la plus présente, mais aussi Anna Jaclard, Mmes Reclus et Sapia et sans doute quelques autres. Une Société d’éducation nouvelle se constitue avec Maria Verdure, Henriette Garoste, Louise Laffitte, qui propose une refonte générale des programmes en avril 1871. Beaucoup de femmes s’activent dans les comités de quartiers.
Les combattantes les plus téméraires prennent les armes ; elles sont citoyennes républicaines révolutionnaires, à l’instar de celles de 1793. La légion des fédérées du XIIe arrondissement comprenait un détachement de femmes, Catherine Rogissard en était le porte-drapeau. Pendant la Semaine sanglante, des groupes mais aussi des personnalités féminines participèrent à la défense des barricades : on note la présence de Nathalie Lemel aux barricades de la place Blanche et de la place Pigalle.16
Vigilantes, elles sont particulièrement attentives au sort des travailleuses. Sans doute le comité le plus actif pendant la Commune fut-il celui de l’Union des femmes pour la défense de Paris et les soins aux blessés, constitué le 11 avril par un groupe de citoyennes dont Élisabeth Dmitrieff et Nathalie Lemel.17 Le 17 mai, elles lancent un appel aux ouvrières dans le but d’élire, parmi les corporations, des déléguées pour constituer des chambres syndicales.
Plutôt mobilisées pour la cause commune, la plupart d’entre elles ne revendiquent aucun droit politique. De fait, pendant la Commune l’exclusion des femmes du droit de cité perdure. Elles se nomment citoyennes, mais « oublient » d’en réclamer le statut. À l’exception d’André Léo qui évoque théoriquement le problème, il ne semble pas que la question des droits politiques des femmes ait été débattue alors. André Léo éclaire les raisons de ce silence : « Il faudrait cependant raisonner un peu : croit-on pouvoir faire la Révolution sans les femmes ? La première Révolution leur décerna bien le titre de citoyennes ; mais non pas les droits. Elle les laissa exclues de la liberté, de l’égalité (…). Quand trouvera-t-on que cela a assez duré ? (…) Pourquoi cela ? (…) C’est que beaucoup de républicains – je ne parle pas des vrais – n’ont détrôné l’empereur et le Bon Dieu que pour se mettre à leur place. Et, naturellement, dans cette intention, il leur faut des sujets, ou tout au moins des sujettes… »18
C’est pourquoi, si les combattants de la Commune sont restés dans l’ombre de l’histoire républicaine, les femmes n’en ont été que l’estompe. Citoyennes l’espace de quelques semaines, elles ne figurent pas dans les lieux de mémoire, pas même au mur des Fédérés ; le réel de leur utopie combattante fut largement projeté vers l’illusion d’un non-événement au profit de la représentation scandaleuse de la pétroleuse.
MICHÈLE RIOT-SARCEY
Article publié initialement dans le n° 10 de 48/14 La revue du musée d’Orsay, printemps 2000. Nous remercions le musée d’Orsay et la RMN pour leur aimable autorisation de reprise de ce texte.
14. Victorine B., op. cit., p. 213. Voir Michèle Riot-Sarcey, « La mémoire des vaincus, l’exemple de Victorine B. », Écrire la Commune, témoignages récits et romans, op. cit.
15. Jacques Rougerie, « 1871 : La Commune de Paris », Encyclopédie politique et historique des femmes, dir. : Christine Fauré, Paris, PUF, 1997, pp. 405-431.
16. Voir Alain Dalotel, « La barricade des femmes », La Barricade, actes du colloque organisé par le Centre de recherche d’histoire du XIXe siècle et la Société d’histoire de la Révolution de 1848 et des révolutions du XIXe siècle, 17-18-19 mai 1995, dir. Alain Corbin et Jean-Marie Mayeur, Publications de la Sorbonne, Paris, 1997.
17. Voir l’article de Jacques Rougerie, « La Commune de Paris », cité plus haut.
18. André Léo, « La Révolution sans la femme », La Sociale, lundi 8 mai (18 Floréal, an 79), n° 39.
Je remercie Alain Dalotel pour ses remarques sur la place des femmes pendant la Commune.