De la « tricoteuse » à la « pétroleuse » ou les figures répulsives de la « femme publique »
L’image de la pétroleuse s’impose au lecteur : d’abord intéressé par l’histoire de la Commune, le regard du spectateur est aussitôt détourné du côté de l’excès par les caricatures qui immédiatement recouvrent l’événement.
La représentation de la pétroleuse choque l’imagination et permet d’occulter, par substitution, les pratiques publiques de femmes, nombreuses, différemment engagées dans ce moment d’exceptionnelle agitation que fut la Commune de Paris. Le mot, bientôt le mythe, concentre, à lui seul, l’ensemble des rejets provoqué par « l’utopie » communarde : l’exaltation, la violence, l’hystérie, le tout figure l’inadmissible, l’acte qui n’aurait pas dû être. L’opprobre est général et touche directement les communards. Pourraient-ils accéder au statut de sujets de l’histoire de France ? Devenir des défenseurs de la République ? L’idée même affole les hommes d’ordre qui, au lendemain de la Semaine sanglante, cherchent à évacuer du passé politique la subversion parisienne ; en aucune manière, elle ne doit s’inscrire dans la mémoire collective comme moment fondateur de la IIIe République. « On assistera, pendant quelques semaines à Versailles à un extraordinaire déchaînement d’hystérie, soigneusement alimenté par une certaine presse, Le Figaro, Le Gaulois,les feuilles monarchistes. De grands écrivains y cédèrent (…), George Sand (…), Flaubert, Zola, comme tant de républicains, étaient partagés : la Commune ne venait-elle pas de compromettre la si fragile République ? Déchiré, un Michelet avait ce cri si douloureux : quand on s’est appelé la Commune, on n’en détruit pas le vivant symbole. »1 Charles Seignobos, historien républicain s’il en est, à la source des méthodes modernes de la recherche historique, participe à cette mise à l’écart : la Commune de Paris n’est pas analysée en tant qu’événement politique, elle est aussitôt présentée comme un produit étranger, une aberration. Soutenue par la tendance socialiste, marquée par l’influence allemande, elle « resta une assemblée insurrectionnelle regardée en France comme un ramassis d’aventuriers, sans caractère politique ; ses partisans qui s’appelaient eux-mêmes fédérés restèrent connus sous le nom de communards. Ils ne furent même pas reconnus comme belligérants » 2. La redoutable efficacité du silence permet, à coup sûr, d’effacer toute trace des combats politiques de ceux dont on dénie le rôle historique. Quant à leurs femmes, il est préférable de n’en rien dire pour ne pas risquer l’amalgame entre ces êtres proches de l’animalité et les autres femmes : « Passons sous silence les exploits des pétroleuses, et disons avec Alexandre Dumas fils qu’il vaut mieux ne point parler de ces femelles par respect pour les femmes, à qui elles ressemblent – quand elles sont mortes ! »3
Les massacres, les incendies de Paris, particulièrement celui de l’Hôtel de ville, ont impressionné les témoins, plus qu’il n’est permis de le penser ; Malvina Blanchecotte constate « l’impuissance du langage » pour dire ce qu’elle a vu : « Ce que gémit mon silence, ce que songe ma pensée, dans cette suite non interrompue de réciproques massacres, au milieu de cette odieuse guerre civile, aucune plume, surtout la mienne, ne saurait l’écrire. »4 Difficile ensuite de retrouver les traces des ambulancières, des cantinières, des soldats, des militantes de l’Union des femmes pour la défense de Paris et les soins aux blessés, des oratrices des clubs : toutes se perdent dans les dédales des invectives et des rejets qui visent une pratique politique plus que singulière. À la fois honnie des versaillais et autres monarchistes, l’expérience de la Commune est également repoussée par les libéraux car elle fait tache dans la tradition républicaine qui commence à se construire une histoire lisse ; une histoire largement reconstruite du point de vue des républicains modérés, une histoire qui gomme les tensions par le déni des exclusions.
Au cours des procès qui se sont succédé, une avalanche d’insultes s’est déversée sur les insurgés, particulièrement sur les femmes, présentées comme des « créatures indignes », des « héroïnes de l’immoralité », du « vol et de l’incendie » qui mettent en péril la « pureté de l’enfance ». L’éducation des filles est rendue responsable des écarts de ces femmes, jugées incapables de rester à leur place pour assumer la seule fonction qui leur incombe : celle d’épouse et de mère. L’idée « d’émancipation » est rendue responsable des excès. « Et voilà où conduisent toutes les dangereuses utopies », s’exclame le capitaine Jouenne dans son réquisitoire, « l’émancipation des femmes prêchée par des docteurs, qui ne savaient pas quel pouvoir il leur était donné d’exercer et qui, aux heures des soulèvements et des révolutions, voulaient se recruter de puissants auxiliaires. »5
Très tôt les « excentricités » révolutionnaires des « citoyennes » républicaines des années 1792-93 sont réactualisées. Claire Lacombe, Pauline Léon, mais aussi Théroigne de Méricourt, au destin tragique et dont la mort à Charenton est marquée du sceau de la déchéance, figurent le portrait idéal des « enragées » qui deviennent ainsi comptables de l’agonie de la Révolution. Olympe de Gouges, l’inclassable, rendue célèbre par le défi lancé à ses bourreaux, se transforme en une « malheureuse toquée » qui « barbouilla si inutilement tant de papier » en rédigeant, notamment, la Déclaration des droits de la femme et de la citoyenne, le « tribunal révolutionnaire l’envoya au rasoir national, le 3 novembre 1793 »6. Bientôt ces femmes, également inconvenantes, sont oubliées. Leur nom même disparaît du réel de l’histoire.
L’effacement ou la surimposition d’interprétations fantaisistes est d’autant plus nécessaire que la « femme révolutionnaire est porteuse », selon les frères Goncourt par exemple, « de toutes les tares d’une époque » qu’ils souhaitent révolue. « Aussi est-elle toujours pitoyable. En se lançant dans l’action politique, elle cesse d’être femme pour se déguiser en citoyen romain et, en défendant de belles idées émancipatrices, elle fait preuve de ridicule. » 7
Les individues se perdent dans l’ombre des personnages masculins et leurs identités, chassées des annales de l’histoire, incarnent autant de blancs que les historiennes doivent laborieusement éclairer. Reste l’idée, sous forme d’une représentation négative de femmes peu économes de leurs paroles publiques : elle traverse l’histoire sous la forme d’une image, en apparence paisible, celle de tricoteuse. À peine énoncé, pourtant, le mot signifie la dérision et suscite le rire, non celui de l’humour mais celui de la gêne, de l’inutile ou du dégoût. Les tricoteuses ont, en effet, précédé les pétroleuses, elles n’en étaient pas moins dangereuses en manifestant leur indocilité au regard de leurs adversaires, nombreux, surtout après 1794. « Devancé par l’expression furies de la guillotine, c’est pourtant ce mot qui a survécu pour désigner les militantes populaires. » Le tricot, objet de la femme au foyer par excellence, est déplacé dans les tribunes de l’Assemblée ; cet écart, à lui seul, signifie l’acte insolite commis par une femme qui déroge aux règles de la bienséance ; « la tricoteuse évoque des sentiments de violence, de haine, de mort, de sang ; et c’est sous les yeux de tous, dans les tribunes publiques qu’elle s’active »8. La tricoteuse permet de faire triompher l’imaginaire sur une réalité profondément diversifiée : les citoyennes républicaines révolutionnaires ne sont pas identifiables aux tricoteuses, et Olympe de Gouges ne peut être assimilée aux femmes qui fouettèrent publiquement Théroigne de Méricourt. Cependant, on sait que les femmes en groupe suscitent la peur, peur incontrôlable, peurs ancestrales, investies de tous les fantasmes. Mais peur utile à la mise à l’écart de ces femmes d’exception qui osèrent réclamer la qualité de citoyennes et surtout qui se sont arrogé le droit d’appartenir à l’universel humain. La trace des tricoteuses apparaît suffisamment dérisoire pour déconsidérer les pratiques politiques des femmes. Ainsi sont légitimées les atteintes aux droits communs dont se sont rendus coupables les révolutionnaires eux-mêmes. Le 29 brumaire an II (19 novembre 1793), le Moniteur universel présente la sentence du tribunal révolutionnaire en offrant aux femmes l’exemple d’Olympe de Gouges dont l’exécution n’est qu’une mesure de justice « impartiale » : Olympe de Gouges, « née avec une imagination exaltée prit son délire pour une inspiration de la nature. Elle commença par déraisonner et finit par adopter le projet des perfides qui voulaient diviser la France ; elle voulut être homme d’État, et il semble que la loi ait puni cette conspiratrice d’avoir oublié les vertus qui conviennent à son sexe ».9
Dans le même esprit, que n’a-t-on pas écrit sur Louise Michel, cette virago, surnommée la vierge rouge, « nouvelle Théroigne », selon les journaux de l’époque, « qui remplaçait les cantiques par La Marseillaise et Le Chant du départ » : cette « louve avide de sang » ose défier le tribunal, lors de son procès, en décembre 1871 – procès attendu par tous les observateurs. On cherchait alors à découvrir le vrai visage de « l’inspiratrice », « le souffle révolutionnaire de la Commune ».10 Elle ne déçoit pas : « Puisqu’il semble que tout cœur qui bat pour la liberté n’a droit qu’à un peu de plomb, j’en réclame ma part, moi. Si vous me laissez vivre, je ne cesserai de crier vengeance et je dénoncerai à la vengeance de mes frères les assassins de la Commission des Grâces… » Elle le fera. Son témoignage est précieux sur ces espaces de combat investis de tous les délires, et que Victorine B., pourchassée par les versaillais comme pétroleuse, qualifie tout simplement de lieux de défense de la République 11 : « Les légendes les plus folles coururent sur les pétroleuses. Il n’y eut pas de pétroleuses. Les femmes se battirent comme des lionnes, mais je ne vis que moi criant le feu ! le feu ! devant ces monstres. »12
1. Jacques Rougerie, La Commune de 1871, Paris, PUF, 1998, p. 119.
2. Charles Seignobos, Histoire sincère de la nation française, essai d’une histoire de l’évolution du peuple français, Paris, Rieder,
38e édition, 1934, p.390.
3. Baron Marc de Villiers, Histoire des clubs de femmes et des légions d’Amazones, 1793-1848-1871, 2e édition, Paris, 1910, p. 412.
4. Cité par Christine Planté, Le Récit impossible : « Malvina Blanchecotte, Tablettes d’une femme pendant la Commune », Écrire la Commune, témoignages, récits et roman (1871-1931), études critiques recueillies et présentées par Roger Bellet et Philippe Régnier, Tusson, Charente, Du Lérot, 1994.
5. Cité par Edith Thomas, Les « Pétroleuses », Paris, Gallimard, 1963, p. 203.
6. Baron Marc de Villiers, op. cit., p. 11.
7. Élisabeth Roudinesco, Théroigne de Méricourt, une femme mélancolique sous la Révolution, Paris, Seuil, 1989, p. 223.
8. Dominique Godineau, Citoyennes tricoteuses, les femmes du peuple à Paris, pendant la Révolution française, Aix-en-Provence, Alinéa, 1988, p. 14.
9. Paule-Marie Duhet, Les Femmes et la Révolution, 1789-1794, Paris, Archives Julliard, 1971, p. 205.
10. Voir Édith Thomas, op. cit., particulièrement le chapitre intitulé : « Y eut-il des pétroleuses ? »
11. Victorine B., Souvenirs d’une morte vivante, Paris, François Maspéro, 1976. Réédité en 2019 par Libertalia.
12. Louise Michel, La Commune, Bibliothèque sociologique, Paris, PV Stock, 1898, p. 274, cité par Édith Thomas, op. cit., p. 191.
Suite page 2.