Versaillais d’hier et d’aujourd’hui

Dans une tribune, parue dans Médiapart, le 25 mars, Jean-Baptiste Eyraud, porte-parole du DAL (Droit au logement), appelle au moratoire des loyers pour les plus précaires et les mal- logés. Droit dans ses bottes, et en bon Versaillais, le ministre Julien Denormandie réplique que ce n’est pas à l’ordre du jour. Il y a près de 150 ans, cette question des loyers avait été un des points de friction les plus importants entre la Commune de Paris et les Versaillais.

Dans son journal rédigé « au jour le jour », Elie Reclus (frére de Elisée) à qui la Commune avait confié les rênes de la Bibliothèque nationale, écrit ceci :

« Et voici les premiers décrets de la Commune de Paris :

Considérant que le travail, l’industrie et le commerce ont supporté toutes les charges de la guerre, et qu’il est juste que la propriété fasse sa part de sacrifices :
Remise générale est faite aux locataires de Paris des termes d’octobre 1870, janvier et avril 1871
[...]

La population de Paris, composée de locataires pour les dix-neuf vingtièmes, est enchantée de ce premier décret, si net, si simple et radical. Pas d’intelligence si obtuse qui ne le comprenne, pas de porte ouverte aux arguties et faux-fuyants : « Puisque les locataires sont dans l’impossibilité de payer, ils ne paieront pas. » Voilà ce que dit la Commune de Paris. Tandis que l’Assemblée siégeant à Bordeaux et Versailles entasse discussions sur discussions et projets sur projets de loi pour résoudre le problème : « Etant donné des gens qui ne peuvent pas payer, les forcer à payer. »

Car les dix-neuf vingtièmes de la population parisienne sont insolvables ; le commerce, l’industrie sont ruinés, toutes les réserves ont été mangées pendant les longs mois du siège – telle est la triste vérité. On le sait à Versailles aussi bien qu’à Paris, mais, dans les deux villes, on raisonne différemment. A Paris, on dit « Puisque perte il y a, qu’elle soit subie par ceux qui peuvent perdre quelque chose. » Et Versailles maintient : « Puisque perte il y a, qu’elle soit subie, non par ceux qui ont le moins perdu mais par ceux qui ont le plus perdu. La propriété des propriétaires est sacro-sainte, dans son fonds et dans ses revenus. Et si le propriétaire ne peut recouvrer l’intérêt de sa maison sur le tailleur, le cordonnier ou la mercière, nous ferons rembourser le propriétaire par l’impôt, par l’Etat. »

[…] La Commune de Paris tranche la difficulté après trois quarts d’heure de discussion par un décret de trois lignes ; après deux mois de lois et contre-lois, Versailles n’en n’est pas encore venue à bout. Dès le premier jour, dès le premier acte, l’antagonisme se révèle entre les deux assemblées : c’est comme une bande blanche juxtaposée à une bande noire. Paris est révolutionnaire, Versailles est monarchique et bourgeois. A la question qui devait se poser inévitablement : « Qui paiera les 5 milliards du butin prussien ? Les 10 milliards de dégâts ? » Versailles répond sans hésiter : « C’est le travail ! » Paris répond imperturbablement : « C’est le capital ! »

Elie Reclus – La Commune de Paris au jour le jour. (Reprint) Ressouvenances, Coeuvres-et-Valsery, 2008, 394 pages. Extraits des pages 51 à 53.