Les femmes du 18 mars, la maman ou la putain ?

Ils n’emporteront pas les canons. © Eloi Valat

Si c’est le Comité central de la Garde nationale (des hommes) qui a occupé les lieux du pouvoir laissés vacants par la fuite de Thiers et du gouvernement à Versailles dans l’après-midi du 18 mars 1871, ce sont bien des femmes qui ont joué le premier rôle dans la neutralisation des soldats (lignards) envoyés enlever les canons de Montmartre – premier acte de cette journée.

C’était tôt le matin et les femmes se lèvent tôt – il faut aller chercher le pain et le lait, et même, avant toute autre chose, l’eau. La troupe qui vient s’emparer des canons est bruyante. Les femmes sont des ménagères, des mères de famille – les vraies « femmes du peuple » comme « on » les aime, propres, honnêtes. Elles se glissent entre les soldats, elles leur donnent à manger, à boire, elles sont maternelles. Les soldats mettent crosse en l’air. Les canons sont saufs.
Cette histoire a été racontée des milliers de fois.
Elles ont joué leur rôle. Il ne leur reste plus qu’à rentrer faire leur ménage, s’occuper de leurs enfants. Les autres s’occuperont de la révolution et de la prise du pouvoir.
Oui, mais… c’est qu’elles sont encore là, les femmes, et même qu’elles prennent part à la fête, l’après-midi, quand on – la foule – décide d’exécuter les généraux Clément Thomas et Lecomte.
Voyez comment s’en tire, non pas Alexandre Dumas fils, ni Maxime Du Camp, mais un auteur réputé communard, un blanquiste, Gaston Da Costa, que j’ai très envie de qualifier de jeune con (mais je ne le fais pas, d’ailleurs, quand il a écrit ce texte, il n’était plus si jeune, il avait même eu le temps d’avoir été boulangiste et antidreyfusard…) : « Oui, mais ces furies ne sont pas les femmes de tout à l’heure. […] Aux épouses, aux mères, a succédé, dans cette foule très mêlée qui va escorter jusqu’aux buttes les prisonniers du Château-Rouge, l’horrible phalange des filles soumises et insoumises, venues du quartier des Martyrs ou sorties des hôtels, cafés et lupanars, alors si nombreux sur les anciens boulevards extérieurs.
Au bras des lignards, accompagnées de la légion des souteneurs, elles ont surgi, triste écume de la prostitution sur le flot révolutionnaire, et les voilà s’enivrant à tous les comptoirs, hurlant leur gueuse joie de cette défaite de l’autorité caractérisée pour elles par la Préfecture de police et les mouchards.
Ce sont elles, et joignez-y quelques pauvresses démoralisées par les atteintes délétères de la misère, qui, à l’angle de la rue Houdon, dépècent la chair, chaude encore, du cheval d’un officier tué quelques instants auparavant.
Toutes se répandront dans Montmartre, promenant leur ivresse, leur folie haineuse, et feront une abominable escorte au malheureux Lecomte et à ses officiers lorsqu’ils graviront le calvaire des Buttes. »

La guillotine incendiée.

Ouf !… On respire, n’est-ce pas ?
C’est simple, il y a les gentilles ménagères du matin – qui nourrissent les lignards – et les méchantes mégères de l’après-midi – qui arrivent au bras des (mêmes ?) lignards. Ou peut-être est-ce trop simple ?
Le manichéisme n’est jamais une grille d’analyse acceptable.
Est-il vrai qu’il existait deux populations de femmes vraiment disjointes ? La maman (jusqu’à l’idéal de la « vierge rouge »…) et la putain ? Parmi les mères de famille, combien se sont prostituées un jour de grande misère ? N’avait-on pas inventé, pour décrire cela, qui était fréquent, la notion de « cinquième quart » de la journée de travail ? N’y a-t-il pas eu des femmes « soumises », comme on appelait les prostituées, qui se sont révélées « insoumises » au point de défendre la Commune, parfois jusqu’à la mort ?
Retour au 18 mars. Il y a eu ce moment d’immense tension, tôt le matin, il y avait déjà eu un mort, un garde national, tué par la troupe, Lecomte ordonnait à ses soldats de tirer :
« Fusillez-moi cette canaille ! »
Qu’allaient-ils faire ? Et la résolution de cette tension quand, enfin, les lignards ont mis crosse en l’air. Ensuite, il faut s’occuper des canons. Nous savons, mais elles ne savent pas, que le gouvernement va quitter Paris. Personne ne sait, même pas le Comité central, que le Comité central va prendre le pouvoir. Et elles rentrent chez elles sans se préoccuper de la suite ? Difficile à croire, non ?
Ces « mères de famille » ne descendent-elles pas d’autres mères de famille, celles qui avaient chanté joyeusement
« Ah ! ça ira, ça ira, ça ira,
Les aristocrates à la lanterne ;
Ah ! ça ira, ça ira, ça ira,
Les aristocrates on les pendra ;
Et quand on les aura tous pendus,
On leur fichera la paille au c…,
Imbibée de pétrole, vive le son, vive le son,
Imbibée de pétrole, vive le son du canon »
quatre-vingts ans plus tôt ? C’est à nouveau une fête, ah ! ça ira ! Et, au lieu de promener le bœuf gras – une festivité populaire supprimée pour le Mardi gras de 1871 (le 21 février) –, promener des généraux. Entendons-nous : je suis contre l’exécution de qui que ce soit, et d’ailleurs ces femmes l’étaient aussi. Ne sont-ce pas elles (ou leurs semblables) qui, dix-neuf jours plus tard, ont aidé à brûler la guillotine dans un autre quartier populaire ?
Nous sommes contre les exécutions, elles et moi, mais voilà, il y a ces deux généraux méprisants, pleins de morgue, Lecomte et Clément Thomas, vraiment odieux, demandez leur avis aux soldats de Lecomte – d’ailleurs ce sont ces soldats qui on effectivement tué ces deux crapules galonnées (car c’en étaient).
« Promener dans les rues un général hautain qui a perdu son cheval, son régiment, sa bataille, c’est aussi la joie. C’est ce qu’on a fait avec Lecomte, le général dont les soldats avaient mis crosse en l’air, à Montmartre, le 18 mars. Une tradition carnavalesque. Liesse populaire et colère. Exécution du général », ai-je écrit dans le roman Comme une rivière bleue.

MICHÈLE AUDIN

Le passage de Da Costa cité ci-dessus l’est aussi dans Louises, d’Éloi Valat, qui m’a gentiment prêté l’image qui accompagne ce texte ; il est cité aussi dans Les « Pétroleuses« , d’Édith Thomas.

Livres cités ou utilisés
• Gaston Da Costa, La Commune vécue (trois volumes), Ancienne Maison Quantin, 1903-1905. • Michèle Audin, Comme une rivière bleue, L’arbalète-Gallimard, 2017. • Éloi Valat, Louises, les femmes de la Commune, Bleu autour, 2019. • Édith Thomas, Les « Pétroleuses », Gallimard (1963), réédition L’Amourier, 2019.