Les fantômes de la Commune
Nous publions un article de Ludivine Bantigny paru dans Libération le 11 août dernier sur « les fantômes » et leur place dans la réflexion sur l’Histoire.
Versailles. La Chambre des députés, majoritairement monarchiste bien que l’on soit en République, se frotte les mains et se réjouit : la Commune a été écrasée. Un écrasement implacable, féroce et inouï : entre 10 000 et 20 000 morts sur le pavé de Paris. Et tout à coup, dans les travées de l’Assemblée, des fantômes surgissent. Ces femmes, ces hommes et ces enfants morts font irruption, lents et graves dans leurs tenues de supplice. Leurs poitrines sont trouées de balles, leurs vêtements sont en lambeaux ; leurs yeux sont des yeux de spectres, fixes et troublants. Les députés terrifiés les entendent, car les fantômes les interpellent : « Nous sommes les fusillés de la caserne Lobau. Les gendarmes nous chassaient dans la cour comme des bêtes fauves, ne nous tuant qu’à moitié pour prolonger notre agonie. » « Nous sommes les fusillés des Buttes-Chaumont. On nous chassait au bord du lac et les eaux nous engloutissaient. » « Nous sommes les fusillés du Père-Lachaise. On nous fit creuser nos fosses. » Ces fantômes sont les morts de mai 1871, que l’armée de Versailles a massacrés dans la mitraille, arbitrairement et sans jugement. La Commune de Paris, proclamée le 28 mars 1871, a disparu dans un bain de sang. Mais ses ombres mortes reviennent un instant pour défier les ordonnateurs de cette intraitable tuerie. Et finalement elles disparaissent ; leur flot noir « se perd dans la nuit ».
Cette scène de fantômes est campée par Prosper-Olivier Lissagaray dans un texte publié en 1873, La Vision de Versailles. Lissagaray est un journaliste socialiste – un terme qui à l’époque renvoie à la justice sociale, à l’émancipation et à l’égalité. Il a pris part à la Commune de Paris, comme fédéré, a réussi à s’échapper durant la Semaine sanglante, s’est exilé à Bruxelles puis à Londres et se fera l’historien de la Commune – un remarquable historien. Son récit de spectres est surprenant et puissant. Il fait écho à d’autres témoignages, poèmes et articles de survivants qui se sentent comme des morts-vivants. Et en effet les morts les hantent : c’est miracle d’avoir réchappé à l’extermination de cette révolution populaire. Victorine Brocher, sous la Commune ambulancière et cantinière d’un bataillon de fédérés, intitulera elle-même ses mémoires Souvenirs d’une morte vivante : pendant la Semaine sanglante, une inconnue a été fusillée à sa place, parce que les soldats versaillais ne prenaient pas le temps de contrôler les identités. Dès lors on a vraiment l’impression, en rescapés, de vivre avec les morts : impossible de les faire sombrer dans l’oubli. Dialoguer avec les fantômes, c’est lutter contre l’amnésie. Les spectres d’ombre viennent en nombre pour rappeler les espoirs de l’histoire, espoirs brisés mais qui pourront nourrir ceux de l’avenir. La couturière Marie Ferré croit toujours en la révolution, en présence des fantômes du passé : « Que sur nos morts chéris plane la liberté ! » Son frère Théophile Ferré, ancien élu de la Commune, est tombé sous les balles d’un peloton d’exécution. Louise Michel, l’institutrice libertaire et révolutionnaire, lui dédie un poème pour s’approcher des massacrés :
Soufflez, ô vents d’hiver, tombe toujours, ô neige
On est plus près des morts sous tes linceuls glacés
Elle assure dans sa « chanson des prisons » :
Nous reviendrons, foule sans nombre,
Nous viendrons par tous les chemins,
Spectres vengeurs sortant de l’ombre
Elle écrira encore : « Tous ces braves au cœur tendre que Versailles appelait des bandits, leur cendre est à tous vents, les os furent rongés par la chaux vive ; ils sont la Commune, ils sont le spectre de mai ! » Louise Michel a l’obsession des spectres ; à ses yeux, c’est le passé qui renaît pour croire encore au futur. On les entend dans son roman de 1888, Le Monde nouveau, dont les chapitres XIV et XIX s’intitulent : « Le témoignage des morts » et « Tous ceux qu’on croit morts ne le sont pas. » « Est-ce qu’on guérit les morts ? » se demande-t-elle dans cet autre roman, Le Claque-dents. Elle ne cessera d’y revenir : « les choses sont spectrales et nous-mêmes sommes des spectres ayant vécu à travers tant de morts ». Les morts semblent présents dans l’existence des survivants. C’est ce que dira autrement le chansonnier Jean-Baptiste Clément, dont le répertoire dépasse amplement « Le temps des cerises » : « Il faut que nos morts nous apprennent à vivre ».
Dans cette approche, l’histoire est cette vie des morts : les spectres réclament d’être vivants encore et s’imposent sans reposer. Leurs ombres reviennent, envoûtantes, en formes errantes ; des cortèges restent en suspens dans les allées du temps arpentées en silence. Après la Commune tout particulièrement, on se l’est beaucoup répété pour que le sacrifice des morts n’apparaisse pas vain : il fallait une fidélité à leurs espoirs et leurs projets, donc prolonger leur engagement pour la justice sociale et pour l’affranchissement. D’année en année et de génération en génération, tel un flambeau qui se transmet, les mots de Victor Hugo ont été maintes fois prononcés au pied du Mur des Fédérés, dans ce cimetière du Père-Lachaise où s’étaient déroulés certains des massacres de mai : « Les morts sont des vivants mêlés à nos combats ». « La Commune n’est pas morte » : si le chant d’Eugène Pottier, qui composera aussi « L’Internationale », aura tant de succès, c’est que ces fantômes seront souvent convoqués pour que la Commune ne soit pas simplement commémorée, définitivement enterrée, mais pour qu’elle serve à nouveau d’élan, de source d’inspiration, de vivier où puiser courage et ténacité.
C’est une manière de voir l’histoire que l’on retrouve dans certains pans de la philosophie et de la littérature. L’œuvre du philosophe allemand Walter Benjamin faisait ainsi surgir du sens entre l’hier et l’aujourd’hui, à des années de distance, comme ces entrechocs dont il parle dans Sur le concept d’histoire, étincelles nées de la rencontre entre un passé jamais passé et un présent vivant. L’une de ses inquiétudes lancinantes a toujours été de voir mourir le passé et, avec lui, ses vaincus, sous la domination de ses triomphateurs. Les morts étaient pour lui des fantômes que l’on pouvait rencontrer, par des sortes de bonds dans le temps. Dans Spectres de Marx, le philosophe Jacques Derrida assumait lui aussi de « penser le fantôme », cette « logique de la hantise » qu’il nommait, par un jeu sérieux, l’« hantologie » : accueillir les morts comme s’ils et elles demandaient justice n’était pas selon lui se ligoter au passé mais accepter que ces spectres soient présents, de temps en temps, pour vivre « non pas mieux, plus justement ». On trouve aussi dans la littérature d’aujourd’hui nombre d’interrogations sur les fantômes et sur leur présence active, comme une cohabitation des temps.
Daguerréotype de Richebourg, avril 1871. Barricades à l’angle de la place de l’Hôtel-de-Ville et de la rue de Rivoli.
Dans HHhH de Laurent Binet, le narrateur vit un tourment, celui de la fidélité aux morts : « Un fantôme n’aspire qu’à une chose : revivre. Moi, je ne demande pas mieux, mais je suis tenu par les impératifs de mon histoire, je ne peux pas laisser toute la place que je voudrais à cette armée des ombres qui grossit sans cesse et qui, pour se venger peut-être du peu de soin que je lui accorde, me hante ». C’est encore tout le travail d’Anne-Marie Garat pour qui le mot « mort » « n’ensevelit rien, n’achève rien. Il sidère et désespère, sans vaincre le vivant qui se dresse encore » ; Dans la main du diableest aussi la quête « des silhouettes fantomatiques de ceux qui ne sont plus » : il faut alors « courir après une ombre, étreindre un fantôme ». Vivre dans La Compagnie des spectres comme le dit Lydie Salvayre. Et le récent Thésée, sa vie nouvelle, de Camille de Toledo, est tout entier tourné vers la « trace laissée par le petit fantôme » : « les échos du passé ricochent d’âge en âge » et les « morts forment une assemblée silencieuse » ; « comment vont tes fantômes ? » devient une question lancinante.
Au fond, l’écriture de l’histoire ressemble à l’acte de photographier que décrivait Roland Barthes dans La Chambre claire : « On dirait que, terrifié, le Photographe doit lutter énormément pour que la Photographie ne soit pas la Mort. » Comme dans ce daguerréotype d’Ambroise Richebourg pris en avril 1871 sur le parvis de l’Hôtel de Ville, au cœur de la Commune de Paris : on y voit des femmes et des hommes fantomatiques. Leurs silhouettes sont floues et brouillées, presque effacées déjà, en allées. Et pourtant, par cette image comme par l’histoire qu’on peut en faire, leur présence résiste et persiste. L’histoire les sauve de la disparition. C’est pourquoi la forme spectrale du passé n’est ni lugubre ni macabre : elle n’est pas un frein mais une impulsion. D’ailleurs, en évoquant le temps d’antan, c’est l’avenir que Louise Michel regardait lorsqu’elle affirmait : « Le spectre de Mai parlera. » Écrire l’histoire est aussi une manière de faire place à ces spectres et de les prendre au sérieux, comme une nécessité.
Ludivine Bantigny