La petite république de Saillans

UNE EXPÉRIENCE DE DÉMOCRATIE PARTICIPATIVE

Nous vous proposons ici quelques «  bonnes feuilles  » du livre de Maud Dugrand paru aux éditions La brune du Rouergue.

Depuis 2014, Saillans expérimente une forme originale de gouvernance locale, la gestion de la municipalité reposant sur un modèle de démocratie participative citoyenne. Originaire de ce village situé au pied du Vercors, j’en connaissais le potentiel créatif pour y avoir vécu mes plus intenses moments de l’enfance et de l’adolescence. Je me souviens même de véritables états d’exaltation, lors des fêtes, ces rituels qui unissent. Ces rares moments aujourd’hui où les générations se mélangent, où je me sentais en sécurité et libre puisque les adultes gardaient un œil bienveillant sur moi. J’ai fait l’expérience du proverbe africain : « Il faut tout un village pour élever un enfant. » Grandir quelques années dans un espace sûr au cœur d’une nature magnifique. Où « au milieu coule une rivière »… Le village, situé entre le Vercors et la Drôme provençale, a les pieds dans l’eau et le regard tourné vers Cresta et le massif des Trois Becs, forteresse de calcaire de plus de 1 500 mètres d’altitude, une merveille géologique, gardienne de la vallée et des hommes.

Je garde le souvenir intact de véritables moments de grâce au contact des arbres, dans l’eau de la rivière, à l’ombre des platanes de la place du prieuré, à courir les collines aux senteurs de thym, à faire des roues dans l’herbe fraîche avec ma meilleure amie, à goûter à la douceur des soirées d’été, quand le soleil ne se couche plus. Le goût et l’odeur des petits-gris et des chanterelles ramassés par mon grand-père lorsque les peupliers du bord de l’eau viraient au jaune or l’automne venu. Tels des arrêts sur image, je me souviens de ce premier regard porté sur la beauté d’un cabanon en ruine au milieu des vignes, dans lequel poussait un arbre. De la fraîcheur d’une treille accrochée au-devant d’une maison entourée de vignes. De l’éclat de la lumière sur l’eau de la cascade au barrage, en amont du village. Je vivais la beauté intensément. J’aimais l’automne par-dessus tout. Quelque chose aujourd’hui me dit que ces ingrédients sont nécessaires à ce qui fait de nous des êtres debout. Nécessaire dans ce que nous avons tous à la fois de plus organique et de plus éthéré. Saillans m’a fait goûter à cette expérience.

Mais de là à penser que ce village de 1 300 habitants devienne un modèle de changement de manière de faire, de penser et d’agir la politique, je ne pouvais l’imaginer.

En 2014, le paysage politique est sombre. Le Front national bat de nouveaux records électoraux, remportant onze mairies aux élections municipales. Dans ce contexte, Saillans va faire figure d’exception. Le petit bourg renverse la table après des mois de travail collectif. Des citoyens débutants en politique décident de plancher sur les priorités de la commune et de se départir de l’habituel fonctionnement avec une tête de liste et un programme défini à l’avance. Les réunions publiques organisées pendant la campagne électorale rencontrent un succès inattendu. Pour la première fois, des habitants prennent la parole, réfléchissent ensemble à une autre façon de faire vivre la politique locale. Mais surtout affirment ne plus vouloir que les décisions politiques se prennent sans leur avis. Le temps des potentats locaux est loin d’être révolu. Mais l’absurdité de certaines décisions politiques pousse des citoyens à s’engager dans les affaires de leur commune et à redynamiser à leur manière une démocratie asphyxiée et minée par l’abstention et le repli identitaire. L’échelon local est peut-être le niveau où peut se transformer la politique. Depuis le 23 mars 2014, date du succès de la liste citoyenne « Autrement pour Saillans… tous ensemble » avec 56,8 % des voix pour un taux de participation de 80 %, l’expérience municipale de Saillans s’invente au quotidien.

Le mode de gouvernance est repensé, les institutions réformées. Les élus fonctionnent en binôme, le maire et la première adjointe forment une direction bicéphale. Les habitants s’inscrivent dans des groupes actions projets (GAP) reliés à sept commissions désignées comme prioritaires lors de la campagne électorale. Une charte des valeurs inscrit les trois piliers du projet : la collégialité, la participation et la transparence. Les citoyens ont le droit d’intervenir en comité de pilotage, sorte de conseil municipal où sont discutées collectivement les décisions à prendre. Les indemnités sont réparties entre l’ensemble des conseillers municipaux de manière équitable, seuls le maire et les premiers adjoints étant davantage rémunérés en fonction du temps dégagé dans leur vie professionnelle. […]

J’ai souvent eu à répondre à cette question : « Alors, Saillans, ça marche ou pas ? » Écrire sur Saillans aujourd’hui, c’est ne pas vouloir chercher à répondre. Le village n’est pas un gadget prêt à être balancé à la poubelle en cas d’obsolescence ou brandi tel un étendard bien trop grand pour lui. Je cherche à raconter l’expérience dans sa complexité. Saillans n’est pas un îlot au milieu d’un océan de vide mais un village inscrit dans une histoire et un territoire de la vallée de la Drôme et du Diois. Une terre irriguée par les protestants fuyant les persécutions. Une terre profondément républicaine, engagée dans la Révolution française et résistante contre le coup d’État napoléonien de 1851. Une terre d’immigration pour les Italiens au début du XXe siècle. Une terre de maquis, celui du Vercors, qui surplombe la vallée. À la fin des années 1960, la vallée fut rudement marquée par l’exode rural avant de se repeupler par l’arrivée de jeunes gens politisés, dont le choix était celui du retour à la terre, refusant les injonctions d’une société capitaliste, préférant construire des îlots libertaires et écologistes. Des jeunes venus de toute la France mais aussi de beaucoup plus loin, comme ces Hollandais, parfois les seuls à faire revivre des villages où ne restaient que des anciens qui les accueillaient à bras ouverts. Beaucoup lancèrent de nouvelles filières agricoles comme celle des plantes aromatiques et s’intégrèrent parfaitement aux us et coutumes d’une ruralité ouverte, entre le Rhône, les Alpes et l’Italie.

Ces dernières années, la vallée se peuple d’une nouvelle vague d’habitants venus des villes, souvent diplômés. Des gens assument le choix de gagner moins d’argent et cherchent à vivre autrement en agissant sur un petit territoire. Ces arrivées provoquent des rencontres qui peuvent être fécondes, comme à Saillans où des natifs et des nouveaux arrivants, des anciens et des plus jeunes se sont lancés dans la lutte contre l’implantation du supermarché, qui aurait marqué à coup sûr la mort des petits commerces du centre-bourg. La mayonnaise a pu prendre et se transformer en projet politique. Ce frottement ne se fait pas sans douleur, sans heurts, sans incompréhension. Mais il a aussi permis à Saillans quelque chose de passionnant. Comment des personnalités aussi différentes, qu’il s’agisse d’élus ou de citoyens, parviennent à travailler ensemble, à dépasser, ou pas, les conflits ? Un ancien agent de la direction départementale de l’équipement (DDE), natif de Saillans, chasseur et marcheur à ses heures, a pu travailler aux côtés d’un garçon vivant en couple avec un homme, ancien éducateur, grand voyageur et passé par la communauté de l’Arche de Lanza del Vasto. Une ingénieure agronome, un imprimeur lyonnais de l’âge de son père, ancien objecteur de conscience, une institutrice, l’ancien médecin du village, un conteur, un ingénieur allemand et écologiste vivent une expérience courageuse.