La Commune de 1871. Une relecture.
Entretien avec Laure Godineau et Marc César pour l’ouvrage collectif paru sous leur direction.
C’est à une relecture collective qu’invitent ici les plus grands spécialistes et de jeunes chercheurs. Quel fut le quotidien de 1871, localement ? Que se joua-t-il sur l’ensemble du territoire, marqué par une grande diversité des espaces et des lieux ? Quelles furent les réceptions à l’échelle internationale ? Les trente-cinq textes de cet ouvrage accordent aussi une large place à l’après-Commune, à l’exil et à la déportation, aux influences et aux commémorations, ainsi qu’aux aspirations du premier XIXe siècle. Enfin, au plus près des individus, des auteurs retracent des parcours de vie de contemporains connus ou anonymes, acteurs ou non du mouvement.
est-ce que la Commune ? Ce livre, riche en images et documents, propose des pistes novatrices et rouvre le débat. Il montre la dimension capitale de l’expérience communaliste pour décrypter le XIXe siècle et pour nourrir nos questionnements les plus contemporains.
Cet entretien est paru sous une forme partielle dans Actualité(s) de la Commune n°4, voici l’entretien complet. Il est aussi disponible en PDF en téléchargement.
Entretien avec Laure Godineau et Marc César
FAISONS VIVRE LA COMMUNE (FVLC) : Pouvez-vous, pour commencer, nous parler de la genèse de cet ouvrage ?
MARC CÉSAR (M.C.) : Il faut tout de suite préciser qu’il s’agit d’un ouvrage collectif. Nous en avons été, Laure Godineau et moi-même, les deux codirecteurs, mais l’équipe était importante tant en volume (de contributeur·trice·s 1) qu’en qualité, avec des auteurs qui travaillent depuis longtemps sur le sujet et d’autres qui y sont venus plus récemment ou qui nous ont accompagnés sur ce volume sans être des spécialistes de la question. Comme Danièle Voldman qui a rédigé un excellent article sur la question des loyers, mais qui ne vient pas du tout du champ de recherche de la Commune.
Il convient également de préciser qu’il s’agit d’une équipe internationale. Des chercheurs français, bien évidemment, mais aussi trois américains, deux canadiens, deux britanniques, un allemand, un italien, un turc… On a voulu réaliser un ouvrage collectif détaillé, avec une introduction importante et une iconographie qui visent à éclairer les textes. L’ouvrage est également structuré avec des chapeaux, ce qui permet aux lecteurs de rentrer dans l’ouvrage mais aussi de pouvoir le parcourir.
Au départ de ce projet, il y a eu le colloque international de Narbonne en 2011 qui s’intitulait Regards sur la Commune de 1871 en France. Nouvelles approches et perspectives. L’idée était de rassembler les chercheurs, pour parler de la Commune, autour d’un appel à communications qui avait comme objectif d’ouvrir le sujet à la fois dans le temps et dans l’espace. C’est ce que nous avons poursuivi sous une forme éditoriale, avec un livre qui rassemble les contributions de l’essentiel des participant·e·s au colloque de 2011, mais avec un ordonnancement différent de celui du colloque. Un rythme adapté à la lecture et un important travail d’actualisation nous ont permis de concrétiser ce volume. On ne publie pas les actes du colloque de Narbonne, mais un livre qui vient après, repensé, refait mais qui en est bien entendu issu. Voilà pour la genèse du projet et la raison pour laquelle le résultat est assez volumineux. Près de 600 pages, avec des contraintes données aux auteur·e·s pour essayer de ne pas dépasser un certain volume.
Pour revenir à la démarche scientifique, le point de départ consistait à délimiter les notions de temps et d’espace. Pour la temporalité, et la genèse du mot Commune, dans son sens XIXe, Michèle Riot-Sarcey et Jacques Rougerie nous proposent un article qui avance des pistes de 1848 à 1871. C’est le point de départ, « l’avant », avec une réflexion intellectuelle, mais aussi un contexte avec un article sur le journal La Marseillaise qui nous ramène au second Empire. Antoine Schwartz, qui en est l’auteur, revient sur la réaction au centralisme et à l’autoritarisme de l’Empire, comme catalyseurs de l’insurrection.
LAURE GODINEAU (L.G.) : Et j’ajouterai toutes les questions autour de la démocratie et de la République démocratique et sociale, très présentes en 1848 et dans le journal La Marseillaise. Toutes les aspirations pas seulement politiques mais aussi sociales qui existent avant 1871. Elles sont présentes en 1871 et il convient d’en rechercher l’origine bien avant. Comme une sorte d’héritage.
FVLC : Le décalage important entre la tenue du colloque et la présente parution a-t-il permis une sorte de maturation ? Les auteur·e·s ont-ils/elles mis à jour leurs contributions ?
M.C. : Oui, c’est vrai qu’il y a eu un important décalage, mais le résultat, à l’arrivée, est bien meilleur. Si on avait rendu des actes édités par des presses universitaires quelques mois après le déroulement du colloque, on n’aurait eu qu’une reprise pure et simple des interventions. Dans ce volume, il y a un véritable travail de réécriture, de mise en commun. C’est autre chose, y compris dans le travail sur les notes et la mise à jour des références. Évidemment, cela a pris plus de temps…
L.G. : Il faut également tenir compte du fait que la temporalité n’était pas la même. En 2011, lors du colloque, il y avait déjà une réflexion sur la Commune et un renouvellement historiographique (et aussi un retour mémoriel), mais, en l’espace de quelques années, ces phénomènes se sont amplifiés. D’où ces actualisations très importantes, tant dans les notes que les références. Ce renouveau a été assez rapide, par toutes les publications qui se sont multipliées et qui n’existaient pas en 2011, par l’avancée des réflexions des différents contributeurs. Il nous a donc fallu à la fois prendre en compte ce qui avait été dit en 2011 et ce qu’on envisageait alors en matière de recherche à lancer ou à approfondir et puis ce qui s’est passé jusqu’ à la publication du livre.
FVLC : Du coup, le sous-titre du livre – Relecture – peut-il avoir une double acception ?
L.G. : C’était plutôt l’idée d’une relecture collective. Une relecture au sens de la confrontation de différents regards et de ce qu’il en ressort.
M.C. : Ce titre, nous ne l’avons pas eu au début. Nous étions partis avec celui du colloque qui était bien différent. C’est dans la genèse de l’ouvrage que nous nous sommes interrogés sur la finalité. Et nous en sommes venus au constat que nous proposions une relecture. Nous n’étions pas dans une synthèse. Il s’agissait d’une démarche collective comme Laure vient de le rappeler et une façon de parcourir la Commune autrement, de pouvoir y cheminer à travers différentes contributions, sur des points soit méconnus, soit permettant de renouveler le regard.
Un autre point décisif, c’est la rencontre avec l’éditeur, Créaphis, qui a accueilli le projet avec enthousiasme, et a permis de parvenir à la qualité de réalisation matérielle de cet ouvrage. L’éditeur a fait un très beau travail et cela a correspondu à notre projet de départ de faire un véritable ouvrage, plutôt que des actes de colloque qui peuvent parfois être un peu rugueux.
Sur les appropriations de l’événement dans le temps, on a un témoignage inédit, très intéressant, sur le centenaire de la Commune à Narbonne, en 1971, avec un acteur (il s’agit de Gilbert Gaudin, géographe) qui nous raconte sa commémoration en tant qu’organisateur.
Et puis on a aussi essayé d’ouvrir les réflexions dans l’espace, d’une part, en allant sur l’ultralocal (à l’échelle de la rue ou du quartier) et, d’autre part, en donnant la parole à des auteur·e·s qui ne sont pas directement sur le sujet, comme Jean-Numa Ducange qui aborde la Commune vue par les sociaux-démocrates autrichiens de Vienne la rouge, dans l’entre-deux-guerres.
L’ouverture géographique permet aussi le croisement des regards et la confrontation des approches.
On avait également proposé une piste qui dépasse ce cadre qui était la question des parcours biographiques, avec l’idée qu’on n’allait pas forcément se focaliser sur les personnalités les plus connues, même s’il y a un article sur Louise Michel dans le livre. Cette piste a donné lieu à pas mal de réponses, avec des personnages qui permettent de parler d’autre chose, ce qui est le cas de l’article de Laure et du mien.
FVLC : Précisément, avec cette contribution (de Laure Godineau), on focalise sur une famille dans un quartier communard de Paris, la famille Accard. C’est une découverte et cela montre que la recherche peut encore nous livrer de véritables petites pépites.
L.G. : Oui, il s’agit d‘un manuscrit d’origine familiale. À l’occasion d’une rencontre, on m’a signalé ce document et on me l’a fait lire en me disant : « Cela peut intéresser, car il s’agit de la Commune. C’est un journal qui date de 1871. Qu’en penses-tu ? » À la première lecture, j’étais assez surprise, car il s’agit d’artisans installés dans le XIe arrondissement près de la rue du Faubourg-Saint-Antoine. Et bien évidemment, la première idée que j’avais, c’est qu’ils étaient très impliqués dans la Commune, du fait du quartier, de la tradition du métier et pour plein d’autres raisons. Je m’aperçois alors, dans ce journal, qu’ils ne s’intéressent pas vraiment à la Commune, puis ils y sont de plus en plus hostiles. C’est intéressant de voir que, pendant la Commune, il y avait aussi des gens contre qui sont restés à Paris.
FVLC : On le devine assez bien quand, pendant la Semaine sanglante, la Commune a perdu ses soutiens au sein de la population. Mais là, cette famille le rend très bien.
L.G. : Cette famille vit au cœur du XIe. Et quand ils reviennent, parce qu’ils ont fui en avril, ils ne voient pas la répression, travail et « vie normale » doivent reprendre. Cet aveuglement est d’évidence lié à leur hostilité à la Commune. Mais j’appelle cela la soif de l’ordinaire, c’est-à-dire comment, quand on est tellement obsédé par son quotidien ou son ordinaire, on peut passer à côté des événements et surtout être hostile aux luttes politiques ou sociales.
Pour revenir à cette famille, il s’agit de gens qui sont intégrés à leur quartier. Maxime Jourdan, qui a lu l’article, a fait des recherches complémentaires et a confirmé qu’ils y étaient présents au moins depuis les années 1840. Ils devraient normalement connaître des gens qui ont participé à la Commune, qui s’y sont engagés. Mais il n’y a rien de particulier à ce sujet dans leur journal. Ils sont globalement centrés sur leur cercle familial et leur approche a trait à leur quotidien, à leur activité de travail. Ce sont des artisans, ils sont spécialisés (ils fabriquent des roulettes pour meubles) et à leur compte. La mère est petite boutiquière, leur milieu est aussi celui de la toute petite bourgeoisie. Pendant le siège, ils vivent sur leurs économies et ne se retrouvent pas dans l’extrême pauvreté.
M.C. : Ce qui est intéressant, c’est qu’avec le même profil sociologique on pourrait tout à fait avoir des gens engagés dans la Commune.
FVLC : Une espérance d’ascension sociale pourrait-elle expliquer, à elle seule, cette attitude ?
L.G. : Je n’en suis pas sûre. Ce pourrait être une probabilité, mais ils ne l’expriment pas de cette manière. C’est surtout qu’il faut que l’activité reprenne.
FVLC : Le mari est garde national pendant le siège, mais il part au moment de la Commune. Il va quitter Paris, comme une sorte de fuite.
L.G. : Le mari quitte Paris en avril 1871 et – j’avais déjà vu cela dans d’autres types d’archives – la femme reste, parce qu’il faut tenir l’atelier. Vers la fin de la Commune, elle part également. Cela montre bien les liens avec l’extérieur car elle se déplace entre Paris et la banlieue (l’extérieur) où se trouve son mari. Souvent on voit, dans ce contexte, que les hommes partent parce qu’ils craignent d’être enrôlés dans la Garde nationale au service de la Commune (c’est le cas ici), et qui reste pour tenir la boutique, maintenir les affaires, l’activité économique ? Ce sont les femmes…
M.C. : On peut noter qu’il s’agit d’un journal écrit à deux mains. C’est un journal de couple. Et puis, ce qui m’a également frappé, c’est que la prise de position hostile à la Commune ne vient que progressivement. Au début, ils sont en observation. Ce ne sont pas des gens qui vont s’affirmer contre. En fait, ils se situent à côté de l’événement. Ils rajoutent tout de même qu’ils y voient des têtes qu’on « n’aimerait pas rencontrer dans un bois… »
L.G. : Au début, il s’agit plutôt d’une neutralité hostile. Et effectivement on voit bien que, de plus en plus, cela leur devient insupportable, parce qu’ils aspirent à revenir à leur normalité.
FVLC : Puisque nous évoquons la désertion, pouvez-vous nous parler du Montpelliérain Montels ? La Commune va le déléguer à Béziers pour soulever la ville. Il a une histoire assez étonnante, car il fait partie des communards qui ont beaucoup voyagé.
M.C. : Nous travaillons sur des sources et, dans ce cas précis, j’ai trouvé un manuscrit qui, lui, était disponible, mais sur lequel aucun historien ne s’était jamais vraiment penché.
J’ouvre une parenthèse avant de parler de mon article. Il y a, dans le volume, plusieurs contributions qui montrent, soit par les archives des bagnes, soit par les archives des juges de paix, ou encore par le biais de sources peu connues ou pas utilisées, qu’on arrive encore à trouver des éléments nouveaux et à renouveler par les sources. D’où ce terme de « relecture » qui implique de nouvelles sources, mais aussi une relecture des interprétations précédentes.
Pour revenir à Jules Montels, je me suis intéressé à lui d’abord, car c’est le seul communard qui a participé à la fois à la Commune de Narbonne et à celle de Paris. C’est étonnant parce qu’elles se déroulent simultanément. Cet homme-là était le 18 mars à Belleville et le 26 à Narbonne et il revient ensuite à Paris, où il est actif dans le XIIe arrondissement. C’est quelqu’un qui se caractérise au départ par sa forte mobilité. Il est jeune, il a 27-28 ans et il s’était auparavant engagé dans l’armée de l’Empire. À ce titre, il avait fait la campagne du Mexique. Il a également fait partie des troupes coloniales en Algérie. Revenu en France à la fin de l’Empire, d’abord à Béziers puis à Paris où il s’installe en 1869, il va y connaître tout le processus de la guerre, de la révolution du 4 septembre et ce qui a suivi. On le retrouve dans tous les épisodes insurrectionnels, du 31 octobre au 22 janvier ; il fait partie des signataires de L’Affiche rouge en tant que délégué du XIIe arrondissement du comité de la Corderie. C’est un personnage qui est peu connu mais qu’on n’a pas de mal à retrouver dans la plupart des épisodes qui ont structuré l’avant-Commune parisienne. Il a aussi été capitaine de la Garde nationale parisienne durant le siège. À ce moment, ses origines biterroises importent peu puisqu’il est installé à Paris, il y a ses activités et, comme beaucoup de Parisiens, il vient d’ailleurs. Au moment de la Commune, on le retrouve actif et assez radical dans ses engagements.
FVLC : Il veut mettre sur pied un bataillon de femmes pour faire la chasse aux réfractaires à la Garde nationale…
M.C. : Dans l’esprit, il est plutôt anarchiste, et la suite le confirmera, mais à ce moment-là j’hésite à l’étiqueter. Est-il blanquiste, est-il anarchiste ? On le voit le 22 janvier faire partie de ceux qui sont prêts à aller prendre les armes. Il fait le coup de fusil contre l’Hôtel de Ville. L’affaire du bataillon des femmes se passe à la mi-mai, au moment où de nombreux gardes nationaux désertent. Se pose la question des réfractaires et, là, il organise un bataillon des femmes. D’après les témoignages, ce bataillon aurait réuni jusqu’à une centaine de femmes et on les aurait vues défiler dans le XIIe, du côté de Bastille et du boulevard Daumesnil.
FVLC : Il y a une affiche de la Commune qui y fait référence.
M.C. : Oui, elle est signée précisément par Jules Montels. Je me suis moins intéressé dans cet article à cet épisode. Auparavant, je m’étais davantage préoccupé du moment où il est narbonnais. Son rôle dans l’insurrection parisienne avait amené les procureurs, au moment du procès des communards de Narbonne, à attribuer à Montels un rôle surévalué de façon à les mettre en difficulté. Le lien à Paris, après la répression, puisque le procès se déroule en novembre 1871, fournissait une preuve de culpabilité.
L’article n’est pas du tout centré sur ce Montels-là, mais sur ses années d’exil. Après la Commune, il parvient à se cacher quelque temps dans Paris, puis, au mois d’août, il arrive à s’embarquer dans un train pour la Suisse et il arrive à Genève. Pendant ses années d’exil, il est internationaliste (il devait l’être avant) et s’engage dans les combats de l’Internationale aux côtés des anarchistes de Bakounine contre Marx. Il participe même à plusieurs congrès internationaux de l’organisation, comme délégué. En 1877, après avoir été dépêché avec Kropotkine, Brousse et Costa aux congrès de Verviers et de Gand, il ne revient plus en Suisse, part pour Berlin où il semble lâcher l’affaire, et de là gagne Moscou. On a du mal à suivre exactement ses déplacements, mais ce qui apparaît évident c’est qu’en Suisse il avait noué des contacts. Cela nous mène à la question des ressources de l’exil, des nouveaux liens qui se nouent – sujets sur lesquels Laure a beaucoup travaillé, ainsi que Marc Vuilleumier, spécialiste de l’exil des communards en Suisse. Il s’y passe plein de choses : il y a de l’entraide, de la solidarité, des disputes, des conflits. Montels baigne dans cette atmosphère et Descaves, dans Philémon (Lucien Descaves, Philémon, Vieux de la Vieille. Roman de la Commune, de l’exil et du retour, réédition La Découverte, Paris, 2019), le décrit comme arrivant sans un sou. Il est parmi ceux qui n’avaient rien. Il était dépendant des différents systèmes d’aides. Il avait, comme beaucoup, été employé à la liquidation de la société de chemins de fer Laurent et Bergeron, qui avait recyclé une partie des communards. Comme il avait fait des études jusqu’au lycée, il donnait aussi des leçons de français. Il avait une assez bonne culture générale, possédant des notions de latin et de grec ancien.
C’est à l’occasion de ces leçons qu’il est amené à rencontrer des exilés russes et c’est comme ça, grâce à ces contacts, qu’il a eu la possibilité de rencontrer Tolstoï à Moscou. Sans le sou, ou presque, à Moscou, et sous une autre identité (celle de Jules Nief) il est mis en relation avec Tolstoï qui était à la recherche d’un précepteur français. Il semble cependant que Tolstoï était au courant de l’identité réelle de Montels. Par contre, la famille de Tolstoï ne la connaissait pas. Pour ses fils, comme pour sa femme, c’était « monsieur Nief ». Il passe trois ans à Iasnaïa Poliana dans la résidence de Tolstoï, à prendre par exemple ses petits déjeuners avec Tourgueniev. Il vivait dans l’habitation et participait aux repas, aux chasses, à toutes les parties de croquet. Ce que raconte Montels est confirmé par les fils Tolstoï ainsi que par Sofia Tolstoï dans leurs Mémoires. Il reste presque trois ans dans cette situation. Je me suis intéressé à la manière dont il rapporte cet épisode de sa vie, durant laquelle il suit l’actualité politique russe, assez agitée à ce moment-là. C’est aussi la découverte d’un monde totalement inconnu, mais il trouve sa place, il est extrêmement souple. On le voit même accompagner la famille dans un déplacement très à l’est en Bachkirie, y descendre la Volga sur un bateau-vapeur et nous faire une description (que je n’ai pas beaucoup développée dans l‘article) de cette société russe, à la fois celle de la bonne société croisée sur les bateaux-vapeur mais aussi du monde rural qui vit sur un domaine de plusieurs milliers d’hectares. Il décrit Tolstoï dans ses activités de propriétaire terrien. Montels nous parle donc à la fois du Tolstoï des lettres et du Tolstoï aristocrate dans l’est de la Russie.
Et la Commune dans tout ça ? Il en parle un peu, cela reste présent, mais on sent que ce n’est pas premier dans ce moment-là, alors que pourtant la Commune ne le quittera jamais. Comme beaucoup de ces personnages, la Commune reste un marqueur, un événement dont il se réclamera jusqu’à la fin de sa vie. Il continuera d’entretenir des correspondances avec des gens qui s’intéressent à la Commune, comme Descaves, mais aussi d’anciens communards qu’il continue de côtoyer. Il a son réseau. Ainsi, lorsqu’il revient dans l’Hérault, à Montpellier, il rencontre Paul Brousse, à qui il reproche d’avoir abandonné la « propagande par le fait » et d’être devenu quelqu’un qui va vers les urnes. Pourtant lui aussi évolue davantage qu’il ne veut l’admettre : car au moment même où il critique Paul Brousse, il est lui-même en train de changer. Il avait mis la République à l’épreuve sur la question de l’amnistie. Est-ce que vraiment on nous ficherait la paix au retour ? Et constatant que oui, il y a plusieurs éléments qui montrent que le révolutionnaire de jadis, l’anarchiste radical de l’exil dans les années 1870, évolue vers un côté beaucoup plus républicain, voire s’institutionnalise.
FVLC : Il tombe également amoureux…
L.G. : Oui et d’ailleurs, à ce sujet, se pose la question des femmes, non seulement dans la Commune, mais aussi dans l’exil. On apprend dans l’article de Marc que Montels a des enfants qu’il laisse à sa première compagne. Or cela nous interroge sur la situation de ces femmes en exil qui avaient la double peine, c’est-à-dire la répression et l’exil et en plus la charge de s’occuper des enfants. En outre, elles étaient (certes pas toutes) dans des rapports d’invisibilité par rapport aux hommes. On possède quelques sources sur ces situations, mais pas beaucoup.
M.C. : Il est vrai que notre personnage, Montels, rejoint les parcours qui sont ceux parmi les plus rocambolesques, avec le plus de retournements de situation. Comme ces communards qui sont passés – lui ce n’est pas son cas – par la case boulangisme. Il évolue à un moment donné vers le socialisme puis il s’en éloigne. Il a un parcours sinueux. Il finira par passer la plus grande partie de sa vie dans le cadre colonial français, en Tunisie.
FVLC : C’est une question en arrière-plan dans ses écrits. L’idée de la colonie. Qu’est-ce qu’on peut apporter d’universel en allant conquérir et coloniser d’autres peuples ?
L.G. : C’est pour cette raison que l’article de Carolyn J. Eichner est intéressant. Au premier abord, on peut avoir l’impression que finalement Louise Michel, son rapport avec les Kanaks, c’est quelque chose que nous connaissons bien. Mais son article pose d’autres questions, en particulier celle du rapport avec le colonialisme, dans le cadre de la République.
FVLC : Quelles sont les autres découvertes de ce volume ?
M.C. : C’est une question difficile, car il y en a beaucoup ! On pourrait parler de la dimension nationale du mouvement communaliste. Une série d’articles apporte un regard assez complet sur cette approche, sans centrer sur les communes insurrectionnelles qui ont pu avoir lieu. Ce sont des événements déjà connus comme Marseille, Lyon, Narbonne, Saint-Étienne, Le Creusot, etc.
L’article de Jérôme Quaretti analyse par exemple comment, dans un département qui était considéré comme « rouge » – les Pyrénées-Orientales –, on a non seulement une insurrection manquée à Perpignan mais aussi une agitation dans les villages environnants. Et Jérôme Quaretti s’interroge : pourquoi ne pas parler de « Commune rurale » dans la mesure où, dans le village de Corneilla-la-Rivière, se déroule un épisode suffisamment net pour lui permettre de s’engager dans cette caractérisation ?
A contrario, il y a également des articles qui s’intéressent à des départements conservateurs.
Laurent Le Gall propose un papier sur le Morbihan, tandis que Jacques Frayssenge s’intéresse à l’Aveyron, rappelant ce mot de G. Cholvy selon lequel l’Aveyron serait « la Bretagne du Midi », les deux articles se répondant. La question de l’Aveyron, je l’avais déjà un peu abordée parce que le procès de la Commune de Narbonne se déroule à Rodez. Jacques Frayssenge réalise une étude à travers la presse locale, source assez simple mais peu mobilisée spécifiquement sur ce département, et apporte un éclairage intéressant sur ce département ainsi que sur les Aveyronnais qui ont participé à la Commune de Paris.
Quant à Laurent Le Gall, dans un article intitulé « Le silence et la peur », il montre comment, dans un département rural conservateur, il y a eu des sympathies, il y a des traces de gens qui ont eu des propos « subversifs ». Mais il montre aussi l’action politique qui était en œuvre pour asseoir un silence, sous la forme d’une répression politique et morale. Soit par le fait que les informations n’arrivaient pas, soit par le fait qu’un climat de suspicion et de peur était créé.
L.G. : Il aborde la question des autorités et permet de donner un éclairage sur la situation d’une partie des départements pendant la Commune ; et ainsi de relire 1871 en tenant compte de cette globalité. Qu’est-ce qui se passe en 1871, non pas seulement à Paris, mais aussi ailleurs ?
M.C. : Sur la question de la dimension nationale, il y a également quelque chose que le livre met en avant, qui est important (on le sait, mais on n’en parle pas forcément), c’est le fait qu’une partie de la France était occupée durant la Commune. Dans une partie qui pour l’essentiel était constituée des départements situés au nord et à l’est de la Seine, on avait une occupation allemande, issue de la signature des préliminaires de paix. Les Allemands se sont retirés de la partie qu’ils occupaient au sud de la Seine, après la ratification, le 1er mars, des préliminaires de paix. Après, il y aura la paix et le traité de Francfort, le 10 mai, mais il faudra du temps pour qu’ils évacuent. Durant tout cet épisode, ils sont présents dans un certain nombre de villes. Guillaume Parisot explique que la ville de Troyes aurait très bien pu connaître une situation communaliste sans l’occupation allemande, qui rendait toute insurrection impossible. Il montre bien comment il y a une déconnexion entre une situation politique donnée et le fait qu’il puisse y avoir une insurrection, dès lors que l’occupation crée des conditions de répression qui la rendent impossible.
L.G. : Il y a aussi la dimension internationale ou transnationale qui est abordée de façon assez différente de ce que l’on a l’habitude de voir. Par exemple, Daniel Mollenhauer qui montre comment, en Allemagne, la représentation qu’une partie des publicistes allemands donne de la Commune sert le nationalisme allemand. La Commune étant présentée comme le cas typique de l’esprit et du désordre français depuis la Révolution française.
FVLC : La Commune sert de repoussoir…
L.G. : Elle sert effectivement de repoussoir, mais elle enrichit en même temps le nationalisme allemand, car elle est interprétée comme spécifiquement française, révélatrice du « caractère national français ». À l’inverse, la traduction italienne des Réfractaires de Vallès juste après la Commune peut au contraire servir, comme le montre Filippo Benfante dans le livre, les positions littéraires et socialistes de l’italien Cameroni. Il y a une dimension européenne globale, la Commune fait écho. La Commune a eu une dimension internationale, mais là il s’agit d’éclairages particuliers qui permettent de nouvelles approches.
M.C. : Pour revenir sur la question du rapport aux occupants allemands, la situation est également étudiée au niveau local, à Paris ainsi que dans ses environs immédiats durant la Commune. Masaï Mejiaz décrit la complexité des rapports spatiaux locaux entre les occupants allemands qui occupent les territoires de Charenton jusqu’à Saint-Denis (Vincennes excepté puisque le fort de Vincennes était occupé par la Commune) et la Commune. Quelles étaient les relations de la Commune avec cet espace-là qui, par définition, était occupé et n’était pas géré par Versailles ? Masaï Mejiaz rappelle qu’entre les fortifications de Paris et l’occupation allemande il y a toute la zone neutre, entre les portes. Il y a tout un espace de transition, de tolérance, de contrôle ou non, de perméabilité, d’échanges, etc. Au-delà de la question du rôle objectif des Allemands, qui proclament une « neutralité » toute empreinte d’un soutien à Versailles, dès lors qu’ils libèrent des soldats prisonniers pour permettre la répression.
L.G. : Il faut aussi mentionner la conclusion de Robert Tombs. Nous lui avons laissé la conclusion puisqu’il s’agit d’un ouvrage collectif. Comme il avait réalisé la synthèse – magistrale – lors du colloque de Narbonne, cette conclusion en est issue et elle peut nourrir le débat.
Robert Tombs est critiqué notamment sur un autre point concernant la Commune, sa méthode de comptage des morts de la Semaine sanglante, mais ce n’est pas l’objet de son développement ici, et, à mon sens, sa conclusion, dans le livre, est très intéressante pour plusieurs raisons.
D’abord pour son idée de « carrefour de la Commune », qui est une très belle image. Une révolution ou une insurrection, c’est le moment de la rencontre de gens de divers horizons mais qui possèdent aussi une aspiration commune. Sa conclusion peut également amener des discussions ; il insiste par exemple sur le caractère imprévisible de la Commune, dans le contexte de la guerre, des défaites, et du siège, à Paris. J’aurais aimé discuter plus en avant avec lui de cette approche. C’est aussi cela, l’idée d’un collectif.
FVLC : Tombs affirme, au début de sa conclusion, qu’il endosse le rôle du Candide. Cela fait sourire…
L.G. : Bien sûr, il n’est pas candide. Mais il a peut-être l’avantage d’être en partie extérieur, en tant qu’anglo-saxon.
M.C. : La conclusion de Robert Tombs, telle qu’elle avait été donnée à Narbonne, c’était une leçon d’histoire magistrale. Il avait réalisé une très belle synthèse, ce que tout le monde avait reconnu. C’était une approche qui donnait un sens à tous les débats qui s’étaient déroulés. C’est bien sûr sa conclusion, elle reste très personnelle et ouvre des débats, mais cela la reste la conclusion de quelqu’un qui connaît très bien le sujet… Sa métaphore du carrefour est très intéressante à partir du moment où on est confronté à la diversité des engagements. Là-dessus, je le suis complètement. L’idée selon laquelle on retrouve dans la Commune des gens qui viennent de tous les horizons, de tous les engagements et qui ressortent en poursuivant leur chemin… Effectivement, ils vont avoir après des engagements divers. C’est sur cette dernière appréciation que j’ai une divergence de vues. À mon sens, ils ressortent définitivement modifiés par l’expérience. Définitivement marqués. L’image du carrefour ne rend pas compte de cela. Par ailleurs, toujours du point de vue du choix de la métaphore, il est vrai que l’idée de carrefour désigne un lieu où l’on se côtoie, où l’on se croise, mais sans véritablement se rencontrer. Or bien sûr la Commune a été un lieu de rencontres, de création de liens qui marqueront à vie les identités des acteurs. Tombs ne dit pas le contraire et termine sur l’idée de rencontre. Dans cette logique, on pourrait préférer la forme urbaine de la place comme métaphore au lieu du carrefour, mais on perdrait l’idée du mouvement. Robert Tombs nous propose donc là une métaphore stimulante puisqu’elle permet le débat ! Sa conclusion marque une étape dans la réflexion sur 1871.
FVLC : Avant d’en arriver au carrefour, il évoque la rivière, le fleuve qui coule, comme Vallès…
L.G. : Comme une rivière bleue…
M.C. : Je pense qu’il a un peu surinterprété ce que nous-mêmes avions écrit dans l’appel à communications du colloque de Narbonne pour parler de l’avant-Commune et des postérités. Nous avions utilisé les images de l’aval et de l’amont. Ce n’était peut-être pas très adroit, mais il n’y avait aucun déterminisme. Cela lui a servi d’appui pour rebondir.
FVLC : Un mot sur la perspective des 150 ans, pour terminer cet entretien …
M.C. : Laure et moi, nous avons commencé à travailler sur la Commune dans les années quatre-vingt-dix, sans se connaître, à un moment où tout le monde s’en désintéressait. Nous avons travaillé, l’un et l’autre, sur des aspects de la Commune considérés comme des à-côtés. Laure travaillait sur un après temporel et moi sur les communes de province – Narbonne en particulier, mais pas spécifiquement sur la Commune de Paris. Donc, pas sur le mouvement de 1871, pour Laure, qui travaillait sur le retour de l’exil, ou pas sur Paris, pour ce qui me concerne. On retrouve là un point commun avec Robert Tombs qui, lui, a travaillé depuis l’étranger. On peut considérer qu’une partie du renouveau actuel des études sur la Commune est venue de ces travaux qui ont abordé le sujet par des à-côtés temporels ou géographiques ou par des regards extérieurs. Ce sont des éléments fondateurs de la démarche de 2011. L’ouvrage collectif en constitue l’aboutissement. C’est important de noter quel est notre cheminement intellectuel par rapport à cet ouvrage, un cheminement de recherches pour l’un et l’autre. Nous nous sommes bien trouvés, avec les travaux de Laure sur la postérité temporelle et les miens sur une ouverture nationale et géographique de l’événement.
L.G. : Effectivement, quand nous avons commencé à nous intéresser à l’événement, dans les années quatre-vingt-dix, par les marges – l’exil et le retour d’exil et Narbonne –, beaucoup d’historiens considéraient que le sujet était épuisé, qu’il était trop politique, trop impliquant.
Le sujet n’est certainement pas épuisé et c’est très bien qu’il y ait ce renouveau à la fois d’intérêt sur la Commune et d’un point de vue historiographique. Il n’est pas épuisé en termes d’approches de la Commune et il n’est pas épuisé non plus du point de vue des historiennes et des historiens à venir.
Entretien réalisé le 17 janvier 2020 pour Faisons vivre la Commune !
La Commune de 1871. Une relecture
Marc César et Laure Godineau (dir.),
Textes de : Inès Ben Slama, Filippo Benfante, Olivier Berger, Marc César, Iain Chadwick, Philippe Darriulat, Quentin Deluermoz, Benoît Doessant, Jean-Numa Ducange, Carolyn J. Eichner, Fabrice Erre, Jérémie Foa, Éric Fournier, Jacques Frayssenge, Gilbert Gaudin, Jacques Girault, Anthony Glinoer, Laure Godineau, Odile Krakovitch, Gauthier Langlois, Claude Latta, Laurent Le Gall, Masaï Mejiaz, John Merriman, Daniel Mollenhauer, Burak Onaran, Guillaume Parisot, Rémy Pech, Jérôme Quaretti, Michèle Riot-Sarcey, Jean-Louis Robert, Jacques Rougerie, Gonzalo J. Sánchez, Jr., Antoine Schwartz, Robert Tombs, Danièle Voldman, Jonathan Vouters, Deborah Xuereb
Éditions Créaphis
Paris 2019
Format 16,5 x 22,5 cm
592 pages
27 €