Josée Meunier 19, rue des Juifs
MICHÈLE AUDIN, éditions L’ARBALÈTE GALLIMARD.
La quatrième de couverture indique qu’il s’agit d’une « histoire véridique de traque, de fuite et d’attente, pour laquelle il a fallu réinventer ce que la grande Histoire a laissé perdre ». Dans ce roman, on va suivre Albert Theisz, ouvrier ciseleur, militant internationaliste et délégué à la Poste de la Commune dont il fut un élu, dans sa fuite et son exil de neuf ans à Londres. Ça, c’est pour la grande Histoire. On va aussi suivre une blanchisseuse qui participa à son évasion, l’aima, le rejoignit et partagea sa vie d’exilé. Cette femme s’appelait peut-être Josée Meunier, c’est en tout cas ce qui ressort du rapport d’un mouchard de la police. Les informations disponibles dans les archives sont cependant si lacunaires que Michèle Audin va convoquer d’autres sources, notamment dans la littérature du XIXe siècle, pour lui donner vie.
Le titre du roman est sans ambiguïté : le personnage principal, c’est bien Josée Meunier. Mais ce personnage est indissociable d’un lieu qui jouera un rôle central dans le roman : la plupart des personnages rencontrés passent à un moment ou à un autre par l’immeuble du 19, rue des Juifs où démarre le roman par un chapitre intitulé « Perquisition ». Rebaptisée rue Ferdinand-Duval en 1900, en pleine hystérie antidreyfusarde, sous la pression des commerçants locaux, la rue des Juifs se situe au cœur d’un quartier ouvrier, dans le IVe arrondissement de Paris. Les temps changent : une recherche rapide sur Internet nous informe que les appartements s’y négocient aujourd’hui autour de 12 000 €/m2… Mais, à l’époque, il s’agit bien d’un habitat populaire, et c’est dans cet immeuble ouvrier que se cachent Theisz et deux autres communards en cavale. La description du lieu et de celles et ceux qui y habitent est un véritable tour de force littéraire, avec des clins d’œil appuyés à La vie mode d’emploi et aux Choses de Georges Perec, livres qui sont d’ailleurs crédités dans l’avant-dernière section de l’ouvrage, « Parmi celles et ceux qui m’ont aidée ». Dans l’œuvre que construit, livre après livre, Michèle Audin, il y a, plus qu’un compagnonnage, un véritable écho à celle de Perec, avec des réminiscences d’écrits tels que W ou le souvenir d’enfance, ou La Disparition. Dans l’une comme dans l’autre, on retrouve une quête semblable : comment donner des sépultures à des morts sans sépultures ? C’est précisément le cas dans l’essai récemment paru sur La Semaine sanglante, chroniqué ici même il y a quelques semaines.
L’Histoire est partout dans ce roman, et plus précisément celle des communardes et des communards après la Commune. La traque, la clandestinité (« … en temps normal, il ouvrirait la fenêtre et s’adresserait à elles, il les saluerait, des sourires, des plaisanteries et des banalités s’échangeraient, mais ce n’est pas un temps normal, ce sont des voisines dont il n’est pas le voisin, il n’est pas là, il est caché »). L’exil, l’arrivée à Londres, dans cette immense ville où les pauvres d’hier deviennent des miséreux. Celle d’Albert, d’abord, mais surtout celle de Josée qui le rejoint, et qui avant cela n’avait jamais pris un train, jamais vu la mer. Cette arrivée à Londres est traitée de façon presque cinématographique, dans des pages de toute beauté. La vie des exilés, la misère, les querelles, les règlements de comptes, les mouchards, mais une vie qui se reconstruit quand même, avec du travail, un peu plus d’argent, des amitiés solides et des solidarités. Ce temps qui passe en attendant une amnistie qui mettra neuf ans à venir. Chaque année, « l’an prochain à Paris », comme on dit « l’an prochain à Jérusalem ».
La « grande Histoire » annoncée est bien là, avec l’évocation, très allusive et très pudique, des morts de Dombrowski et de Delescluze, mais l’Histoire qui s’impose ici évoque ceux, et surtout celles dont « la grande Histoire » et les archives n’ont conservé que des traces. La violence, les crimes contre les femmes habitent littéralement le roman, avec un récit de viol où l’on ne sait plus trop démêler ce que Michèle Audin a glané dans un roman inachevé d’André Léo, et ce qui est arrivé, ou n’est pas arrivé à Josée Meunier. Les crimes contre les femmes, contre les femmes pauvres tout particulièrement. Et pas seulement les crimes homologués, mais aussi le crime ordinaire, la violence quotidienne de cette impitoyable société bourgeoise et patriarcale. Voici comment une sage-femme présente son métier à Sarah, jeune orpheline juive qui s’y destine : « Elle lui a parlé des femmes qu’elle verrait mourir, juste parce qu’elle n’aura pas le droit d’utiliser des fers et parce qu’aucun médecin ne se déplacera dans la nuit comme elle l’aura fait … » Et c’est Josée qui pose la question de l’histoire de celles et ceux qui n’en ont pas : « Est-ce que vraiment j’ai une histoire ? Est-ce que nous avons une histoire, nous ? Je me souviens à peine de mon père, mon père, c’était quand il y avait du pain tous les jours, avec du fromage, ou du cervelas, ou même les deux, est-ce se souvenir de quelqu’un, ça ? » Josée Meunier, l’aïeule des femmes qui, cent ans plus tard, écriront leur hymne sur la musique du Chant des marais : « Nous qui sommes sans passé, les femmes, nous qui n’avons pas d’histoire … »
La Commune de Paris, c’est la grande affaire de Michèle Audin, son blog l’atteste chaque jour. Ou au moins une de ses grandes affaires. Comme toujours, dans ses romans, comme dans ses essais, celles et ceux qui savent tout sur le sujet découvriront dans Josée Meunier 19, rue des Juifs des pistes inexplorées, celles et ceux qui n’y connaissent rien seront accompagnés tout du long et ne resteront pas en chemin.
C’est un beau livre, qui fourmille de ces petits bonheurs d’écriture et de ces constructions qui n’appartiennent qu’à Michèle Audin. Ainsi, pour camper un personnage de mouchard : « … un chiffonnier, dont sans doute l’oreille était au service de l’ordre. »
Découvrez Josée Meunier. Accompagnez-la.
Philippe CAMPOS
Michèle Audin
Josée Meunier
19, rue des Juifs
Arbalète Gallimard
208 pages
17 € et en édition numérique 11,99 €