Élisée Reclus – De la géographie à l’écologie politique

Dans un texte paru initialement le 15 mai 1866 dans laRevue des Deux Mondes – « Du sentiment de la nature dans les sociétés modernes » (1) Élisée Reclus dresse comme un constat des relations des hommes avec la nature.
C’est dans la troisième et dernière partie de ce court texte que la verve, à la fois écologique et clairement anticapitaliste de Reclus, s’exprime avec le plus de netteté. À plus de cent cinquante ans de distance, l’écriture et l’analyse en restent saisissantes. L’idée même de « communs » ressort avec force de cet essai, en réaction à l’accaparement, à l’enlaidissement, à la spéculation et à la recherche d’un projet immédiat, symptômes toujours bien vivaces jusqu’à nos jours, de la révolution industrielle à l’œuvre en cette seconde moitié du XIXe siècle. Il était donc bien naturel que ce long extrait trouve sa place dans ce dossier sur les « communs ».

Élisée Reclus par Nadar 1875-1895

Autour de Londres, c’est par centaines de mille que l’on doit compter ceux qui plongent tous les matins dans le tourbillon d’affaires de la grande ville et qui retournent tous les soirs dans leur paisible home de la banlieue verdoyante. La Cité, le vrai centre du monde commercial, se dépeuple de résidents ; le jour, c’est la ruche humaine la plus active ; la nuit, c’est un désert.
Malheureusement ce reflux des villes vers l’extérieur ne s’opère pas sans enlaidir les campagnes : non seulement les détritus de toute espèce encombrent l’espace intermédiaire compris entre les cités et les champs ; mais, chose plus grave encore, la spéculation s’empare de tous les sites charmants du voisinage, elle les divise en lots rectangulaires, les enclôt de murailles uniformes, puis y construit par centaines et par milliers des maisonnettes prétentieuses. Pour les promeneurs errant par les chemins boueux dans ces prétendues campagnes, la nature n’est représentée que par les arbustes taillés et les massifs de fleurs qu’on entrevoit à travers les grilles. Sur le bord de la mer, les falaises les plus pittoresques, les plages les plus charmantes sont aussi en maints endroits accaparées soit par des propriétaires jaloux, soit par des spéculateurs qui apprécient les beautés de la nature à la manière des changeurs évaluant un lingot d’or. Dans les régions de montagnes fréquemment visitées, la même rage d’appropriation s’empare des habitants : les paysages sont découpés en carrés et vendus au plus fort enchérisseur ; chaque curiosité naturelle, le rocher, la grotte, la cascade, la fente d’un glacier, tout, jusqu’au bruit de l’écho, peut devenir propriété particulière. Des entrepreneurs afferment les cataractes, les entourent de barrières en planches pour empêcher les voyageurs non-paysans de contempler le tumulte des eaux, puis, à force de réclames, transforment en beaux écus sonnants la lumière qui se joue dans les gouttelettes brisées et le souffle du vent qui déploie dans l’espace des écharpes de vapeurs.

Puisque la nature est profanée par tant de spéculateurs précisément à cause de sa beauté, il n’est pas étonnant que dans leurs travaux d’exploitation les agriculteurs et les industriels négligent de se demander s’ils ne contribuent pas à l’enlaidissement de la terre. Il est certain que le « dur laboureur » se soucie fort peu du charme des campagnes et de l’harmonie des paysages, pourvu que le sol produise des récoltes abondantes ; promenant sa cognée au hasard dans les bosquets, il abat les arbres qui le gênent, mutile indignement les autres et leur donne l’aspect de pieux ou de balais. De vastes contrées qui jadis étaient belles à voir et qu’on aimait à parcourir sont entièrement déshonorées, et l’on éprouve un sentiment de véritable répugnance à les regarder. D’ailleurs il arrive souvent que l’agriculteur, pauvre en science comme en amour de la nature, se trompe dans ses calculs et cause sa propre ruine par les modifications qu’il introduit sans le savoir dans les climats. De même il importe peu à l’industriel, exploitant sa mine ou sa manufacture en pleine campagne, de noircir l’atmosphère des fumées de la houille et de la vicier par des vapeurs pestilentielles. Sans parler de l’Angleterre, il existe dans l’Europe occidentale un grand nombre de vallées manufacturières dont l’air épais est irrespirable pour les étrangers ; les maisons y sont enfumées, les feuilles même des arbres y sont revêtues de suie, et quand on regarde le soleil, c’est à travers une brume épaisse que se montre presque toujours sa face jaunie. Quant à l’ingénieur, ses ponts et ses viaducs sont toujours les mêmes, dans la plaine la plus unie ou dans les gorges des montagnes les plus abruptes ; il se préoccupe non de mettre ses constructions en harmonie avec le paysage, mais uniquement d’équilibrer la poussée et la résistance des matériaux.

Elisée Reclus lisant le Cri du peuple en 1885.

Certainement il faut que l’homme s’empare de la surface de la terre et sache en utiliser les forces ; cependant on ne peut s’empêcher de regretter la brutalité avec laquelle s’accompagne cette prise de possession. […] La nature sauvage est si belle : est-il donc nécessaire que l’homme, en s’en emparant, procède géométriquement à l’exploitation de chaque nouveau domaine conquis et marque sa prise de possession par des constructions vulgaires et des limites de propriété tirées au cordeau ? S’il en était ainsi, les harmonieux contrastes qui sont une des beautés de la terre feraient bientôt place à une désolante uniformité, car la société, qui s’accroît chaque année d’une dizaine de millions d’hommes, et qui dispose par la science et l’industrie d’une force croissant dans de prodigieuses proportions, marche rapidement à la conquête de toute la surface planétaire ; le jour est proche où il ne restera plus une seule région des continents qui n’ait été visitée par le pionnier civilisé, et tôt ou tard le travail humain se sera exercé sur tous les points du globe. Heureusement, le beau et l’utile peuvent s’allier de la manière la plus complète, et c’est précisément dans les pays où l’industrie agricole est la plus avancée, en Angleterre, en Lombardie, dans certaines parties de la Suisse, que les exploiteurs du sol savent lui faire rendre les plus larges produits, tout en respectant le charme des paysages, ou même en ajoutant avec art à leur beauté. Les marais et les bouées de Flandre transformés par le drainage en campagne d’une exubérante fertilité, la Crau pierreuse se changeant, grâce aux canaux d’irrigation, en une prairie magnifique, les flancs rocheux des Apennins et des Alpes maritimes se cachant du sommet à la base sous le feuillage des oliviers, les tourbières rougeâtres de l’Irlande remplacées par des forêts de mélèzes, de cèdres, de sapins argentés, ne sont-ce pas là d’admirables exemples de ce pouvoir qu’a l’agriculteur d’exploiter la terre à son profit tout en la rendant plus belle ?

La question de savoir ce qui dans l’œuvre de l’homme sert à embellir ou bien contribue à dégrader la nature extérieure peut sembler futile à des esprits soi-disant positifs : elle n’en a pas moins une importance de premier ordre. Les développements de l’humanité se lient de la manière la plus intime avec la nature environnante. Une harmonie secrète s’établit entre la terre et les peuples qu’elle nourrit, et quand les sociétés imprudentes se permettent de porter la main sur ce qui fait la beauté de leur domaine, elles finissent toujours par s’en repentir. Là où le sol s’est enlaidi, là où toute poésie a disparu du paysage, les imaginations s’éteignent, les esprits s’appauvrissent, la routine et la servitude s’emparent des âmes et les disposent à la torpeur et à la mort. […] »

1. Élisée Reclus, Du sentiment de la nature dans les sociétés modernes. Éditions Bartillat, préface par Annie Le Brun, 124 pages, Paris, 2019, 12,90 €.

Né en 1830 à Sainte-Foy-la-Grande (Gironde), Élisée Reclus est fils de pasteur. Après avoir étudié en Allemagne, il parcourt la France et de nombreux pays à pied, devenant peu à peu l’un des plus grands géographes français. Athée militant, il entre en 1857 à la Société de géographie. Proche de Bakounine et de Kropotkine (lui aussi géographe), il s’engage dans le courant anarchiste. Durant la Commune de Paris, il prend place comme simple citoyen dans
la Garde nationale. Membre de l’AIT (Ire Internationale), il appartient à la section des Batignolles, animée par Benoît Malon.
Fait prisonnier au matin du 5 avril sur le plateau de Châtillon, par les troupes versaillaises, il est interné au camp de Satory, avant d’être transféré dans un bagne militaire, en Bretagne. Il est condamné par la suite par le conseil de guerre de Versailles à la déportation. De nombreuses interventions de savants, dont Darwin, feront que sa peine sera commuée en bannissement.
Salué par le géographe Yves Lacostecomme le « père de la réflexion géopolitique française », il est également le premier à développer les bases de ce que nous appelons aujourd’hui l’écologie.


Pour aller plus loin, une excellente bibliographie :
Élisée Reclus, géographe, anarchiste, écologiste, par Jean-Didier Vincent, Flammarion, collection « Champs », 528 pages, 2014, 11 €.