De l’occupation des ronds-points à la démocratie réelle
Les assemblées et les débats se poursuivent dans les collectifs Gilets jaunes. Le collectif enseignement-recherche et les Grands-Voisins organisaient en juin dernier un débat sur la démocratie réelle.
C’est chose rare que d’être le témoin direct d’un évènement historique, et plus rare encore que d’en être l’acteur. Pour avoir cette chance, il faut d’ordinaire se situer à proximité des lieux de pouvoir, idéalement à Paris, côtoyer des personnages importants ou en être un soi-même, et si l’évènement est de notre fait et que la postérité est incertaine, il faut savoir forcer les choses par une habile mise en scène, en s’assurant que les portraits de maître et les récits futurs soient élogieux.
Le 17 Novembre 2018 ne correspond en rien à ces critères. Des milliers de personnes sont entrées dans l’histoire sans le savoir. Aucune n’y était préparée et l’essentiel s’est déroulé loin de Paris, dans la France profonde, rurale, oubliée. Les protagonistes étaient d’illustres inconnus.
Quelques réseaux préexistants et souvent antagonistes avaient certes préparé le terrain, mais ils furent rapidement dépassés. Car cette histoire-là a ses raisons propres : une colère sourde et isolée qui se retient d’exploser depuis plusieurs générations. L’absence d’espoir et l’instinct de survie sont des moteurs plus puissants que toute idéologie.
Symbole de notre époque, « la goutte d’eau » était une goutte de pétrole. L’injustice d’une taxe de trop, et derrière elle le rejet massif d’un système invivable et d’une caste intouchable vendue depuis longtemps au plus offrant.
Pris au dépourvu, le pouvoir mît du temps à comprendre la situation et à renoncer à cet impôt injuste. Sans tête à abattre, à corrompre ou avec qui négocier, il joua la montre en espérant l’essoufflement. Bien mal lui en prît, car quelque chose de nouveau était en train de naître.
Les blocages de ronds-points ou de péages avaient fait se rencontrer cette multitude d’individus hétérogènes trop longtemps muselés. Pour la première fois ils n’étaient plus seuls ni divisés, mais unis et interdépendants dans l’action. Ensemble ils se mirent à parler, beaucoup parler, et ils apprirent à s’écouter. Ce besoin d’exister, d’être entendu et reconnu après une vie entière passée dans l’ombre, est une constante chez les Gilets Jaunes. L’objet lui-même, un gilet jaune, ne signifie rien d’autre que « voyez-moi, faites attention, ne m’écrasez pas sur votre passage ». Un message aux plus puissants dans un instant de faiblesse. Un message qui sera bientôt précisé sur le dos du gilet avec des slogans, des revendications, des idées, des commentaires 1.
RÉELLE, C’EST AVANT TOUT UN OUTIL PRATIQUE, CONCRET, UTILE
Parler beaucoup, jour et nuit, avec des inconnus aux parcours divers et aux idées étranges. Être dans l’obligation de s’organiser pour tenir un péage ou un rond-point, construire une cabane et travailler ensemble. Consensus, vote, tirage au sort, il faut décider et parfois dans l’instant. Loin des concepts d’érudits ou des débats universitaires, c’est ainsi que la démocratie réelle se met en place. Par nécessité, car c’est avant tout un outil pratique, concret, utile pour parvenir à une décision acceptée par le groupe.
Les formules sont différentes d’un lieu à l’autre. Prise de parole chronométrée, signes de la main, vote secret ou affiché, création de commissions ou de groupes de travail, chacun teste et choisit. Les méthodes du dialogue intergroupes varient également : délégués avec mandat impératif écrit pour les plus procéduriers, référents « de confiance » pour les plus soudés, souci de transparence pour contrer la méfiance.
Tout n’est pas parfait, les guerres d’ego sont comme partout présentes. Certains groupes se divisent, explosent, se reforment par affinité, on avance à tâtons dans un contexte difficile. Car il y a urgence et en dehors du cocon jaune d’une fraternité retrouvée, c’est la guerre. Les QG des ronds-points sont rasés ou brûlés et reconstruits avec obstination, jusqu’à plus de 50 fois pour certains. Le froid de décembre approche, il est difficile de trouver des locaux alors les Gilets jaunes des villages se retrouvent à l’occasion des Actes, ces rassemblements du samedi dans les grandes villes. Ce sont eux et non les citadins qui font le nombre des cortèges.
Face à un samedi insurrectionnel qui a bien failli aboutir, le pouvoir tremble, lâche quelques miettes et annule la taxe. Un demi mea culpa, la promesse d’un grand débat national pour écouter les Français, et surtout un accord avec les syndicats de police qui laissera présager une répression terrible.
Noël approche, le nombre baisse, le mouvement reprendra-t-il à la rentrée ? Un instant de flottement s’installe, et c’est dans ce contexte de doute qu’un appel se fait entendre. C’est celui de l’assemblée des Gilets jaunes de Commercy, une petite ville de l’Est, qui invite les Gilets jaunes qui le désirent à se réunir en Assemblée des Assemblées de Gilets jaunes fin Janvier 2019.
Pour la première fois, le temps d’un week-end, plus de 300 Gilets jaunes de toute la France se sont réunis en un même lieu. Pour partager leurs expériences, pour faire connaissance, pour affirmer des valeurs. Tel un grand rond-point de novembre, ce rassemblement repoussait encore les limites de l’isolement. Ce moment aussi restera dans l’Histoire, si nous y veillons.
C’est la démarche entamée par l’historienne Michèle Riot-Sarcey et le collectif d’enseignant chercheurs qui soutiennent les Gilets jaunes. En assistant à la deuxième Assemblée des Assemblées en Avril 2019 à Saint- Nazaire, ils ont été frappés par la richesse de l’expérience démocratique et ils ont décidé de faire leur possible pour qu’elle ne tombe pas dans l’oubli.
Cela se concrétisa lors d’un rendez-vous public sur le thème de la démocratie qui eût lieu le 7 Juin 2019 aux Grand Voisins, à Paris 2. Michèle Riot-Sarcey y donnera le ton dès le début de séance : il est pour elle hors de question de commenter ou d’écrire à la place des Gilets jaunes. Il faut au contraire leur laisser la parole afin qu’ils se racontent eux-mêmes, et faire tout son possible pour que leur message soit entendu.
Cette opportunité unique, qui questionne le statut de l’universitaire face au fait contemporain, fût offerte à des Gilets jaunes ainsi qu’à d’autres explorateurs de la démocratie réelle. Issus de Commercy, de Clamecy, de Montpellier, de Saint-Nazaire, du plateau du Limousin, de Saillans et de Carcassonne 3, les récits d’expérience furent exposés directement par leurs acteurs.
Un rendez-vous qui restera anodin pour certains, et historique pour d’autres.
Et comme le travail ne fait que commencer, la rédaction d’un petit ouvrage dans lequel la plume leur est librement laissée est actuellement en cours. Un travail de partage, vivant et concret. Les premières pages d’un « livre en actes » (expression citée lors de la rencontre parisienne du 7 juin, par Michèle Riot-Sarcey, en référence à Ernest Coeurderoy)4.
CHRISTOPHE, DE L’ASSEMBLÉE DES GILETS JAUNES DE MONTPELLIER
1 Voir le journal Plein le dos.
2 La captation vidéo de ce moment sera consultable en ligne prochainement.
3 Patricia de Carcassonne n’a pu être présente pour raison
de santé, mais les travaux de la Consultation législative citoyenne furent exposés dans les grandes lignes, ainsi que
les premiers pas de ce qui est devenu la Coordination autonome (www.lacoordo.fr).
4 Ernest Coeurderoy, Quarante-huitard en exil et inventeur du terme « Libertaire ».
Deux livres à lire et à offrir de toute urgence !