La Commune de Paris. Quelle commémoration ?
UNE TRIBUNE DE MICHÈLE RIOT-SARCEY.
« La révolution est un drame plus qu’une histoire », disait Auguste Blanqui. L’histoire s’est transformée en mythe mais des fragments de l’événement sont restés présents dans les mémoires. Comment rendre compte des espoirs inouïs qui s’emparèrent des communards, pourtant conscients de la fragilité de leur initiative face à la menace des troupes prussiennes et à l’hostilité des tenants d’une république conservatrice ? Comment raviver les éclats d’une expérience totalement inédite ? Comment dépasser l’éternelle célébration qui recouvre les moments révolutionnaires ? La haine des partisans de Thiers à l’égard de la République démocratique et sociale, héritée de la révolution de 1848, fut sans doute la cause principale d’une répression féroce, pendant la Semaine sanglante. Elle brisa le rêve d’une république jamais réalisée et toujours en devenir.
La Commune de Paris fut sans conteste un moment d’exception quand tout semblait possible par l’apprentissage d’une démocratie réelle, avec ses conflits, ses tensions, ses erreurs. Néanmoins, nonobstant la lucidité de quelques-uns et la distance critique de communardes, comme André Léo, l’aspiration à l’exercice du pouvoir n’a pu être évitée, notamment lors du rétablissement du Comité de salut public auquel Eugène Varlin[1], parmi la minorité, s’était opposé. La majorité du gouvernement provisoire donna ainsi raison à Jeanne Deroin, quarante-huitarde émérite, qui jugeait les révolutions comme étant parfois un marchepied pour tout aspirant au pouvoir.
Reste l’exception, d’autant plus remarquable que la Commune de Paris dut s’organiser, en cette fin de règne napoléonien désastreux, dans un environnement malveillant de propriétaires peureux, d’ecclésiastiques malmenés, de bourgeois provinciaux dressés contre les résolutions d’une population ouvrière alors méprisée par la plupart des gens de lettres. La reprise en main de l’Empire par la République, troisième de nom, dont nous sommes les héritiers, aura des effets délétères durables dans les territoires d’outre-mer sous domination française.
Le 16 mars 1871 débuta le soulèvement kabyle connu sous le nom d’un de ses principaux leaders, Mohammed El Mokrani, tué d’une balle dans la tête le 5 mai 1871. Plusieurs milliers de révoltés prennent les armes à leur disposition contre « le règne français [2] » et le renforcement de la colonisation par l’emprise accentuée des colons. Ceux-ci sont bien décidés à faire de ce territoire une terre française, au détriment des terres des tribus. La « pacification » menée par le général de la Croix, en août 1871, fut d’autant plus brutale que les troupes étaient disponibles après le massacre des communards. Les terres furent mises sous séquestre, en partie offertes à des Alsaciens désormais privés de la mère patrie. Outre le démantèlement de la propriété collective, cette guerre engendra des rancœurs internes au sein des populations locales.
Tout comme les communards arrêtés, les Algériens furent condamnés à la déportation en Nouvelle-Calédonie. Des amitiés se nouèrent entre insurgés venant des deux rives de la Méditerranée. La révolte des Kanaks les sépara ; rares furent les communards qui, auprès de Louise Michel, prirent fait et cause pour cette population « indigène ». Les Kabyles ne firent pas mieux ! Sous surveillance permanente, qui plus est, sollicités pour participer à la répression, les déportés hésitent à se prononcer en faveur d’un soulèvement, à l’issue incertaine. La voie est héroïque et le mur de l’évasion infranchissable. L’histoire est décidément complexe, ni blanche ni noire.
Et pourtant, la remémoration de cette année 1871, riche en tensions et chargée d’utopies réelles, nous permettrait peut-être de saisir les antagonismes actuels aussi bien identitaires que sociaux, en se posant la question : Comment en sommes-nous arrivés là ? Pourquoi la domination subie par les Kanaks en Nouvelle-Calédonie se manifeste toujours et encore ? Et que dire des relations entre l’Algérie et la France ponctuées d’irrésolutions ? Plutôt que d’excuses et de repentance, après l’ouverture permise par le rapport de Benjamin Stora, ne serait-il pas plus pertinent, côté français, d’affronter la réalité de la colonisation à l’œuvre pendant plus d’un siècle d’humiliation et de contraintes dont la révolte dite de Mokrani est un symbole, comme le fut l’épopée d’Abd el-Kader ?
Aujourd’hui que les idéologies sont défaites, le voile se lève sur les méfaits et les illusions du passé, les mythes n’ont plus cours et les dévoilements se succèdent.
« Voyez comme la suppression de l’état de siège a été simple. La promulgation de l’amnistie ne le serait pas moins. Faites grâce, demandait Victor Hugo en mai 1876 », l’oubli et l’amnistie firent leur office (Le Monde du 14 et 15 mars 2021). Victor Hugo a été entendu. On a gracié. Mais jamais la Commune ne fut réintégrée dans l’histoire républicaine. La gauche s’est longtemps satisfaite de rallumer la flamme des martyrs lors de la montée au « mur des Fédérés ». Or, si en 1876 le discours du « grand homme » pouvait s’entendre, le temps de l’oubli n’est plus. Prêcher l’amnistie équivaut à prôner l’amnésie, précisait l’historienne Nicole Loraux. L’histoire a été trop longtemps amputée d’une large partie d’un passé oublié que l’on aurait perdu si les mémoires n’avaient conservé les traces d’événements non advenus à l’origine du mouvement même de l’histoire, pour refuser de réitérer encore et encore les propos lénifiants sur l’effacement des conflits d’hier. De l’oubli proclamé sont nés les ressentiments dont nous subissons aujourd’hui, comme autrefois, les multiples conséquences et les effets toxiques.
Il n’empêche, la Commune renaît, ou plutôt l’idée de commune resurgit dans des espaces les plus divers, chez quelques collectifs de Gilets jaunes qui, autrement, continuent leur lutte ; en Algérie, au temps du Hirak ; au Chili et ailleurs … Des groupes cherchent à réinventer les traditions collectives, réellement démocratiques.
Michèle Riot-Sarcey
Tribune publiée dans Le Monde le 22 mars 2021 et reproduite avec l’accord de l’autrice.
Notes
1. Voir Jacques Rougerie, Eugène Varlin. Aux origines du mouvement ouvrier, Paris, Éditions du Détour, 2019.
2. Voir Quentin Deluermoz, Commune(s), Paris, Seuil, 2021.