La bataille du Sacré-Cœur, un combat d’arrière-garde
Par Eric Fournier, maître de conférences habilité en histoire contemporaine. Centre d’histoire du XIXe siècle, université Paris-I Panthéon-Sorbonne. Tribune publiée dans Libération le 4 novembre et reproduite avec l’aimable autorisation de l’auteur.
Affirmer avec aplomb qu’associer la basilique du Sacré-Cœur à la répression de la Commune de 1871 relève d’une « mauvaise lecture de l’histoire » ou assurer que le classement du bâtiment et de ses abords aux monuments historiques œuvre à une « réconciliation » mémorielle entre Versaillais et Communards, semblaient, cela semble a priori, hautement improbable tant de telles assertions confinent au ridicule. C’est pourtant ce que viennent de faire respectivement le ministère de la Culture et la Mairie de Paris. Cette contre-vérité assourdissante d’une et cette mobilisation incongrue du passé de l’autre ont en commun de souligner les usages de l’histoire par le pouvoir : un roman national ordonné par le fétichisme des dates, par une linéarité trompeuse et figée, au service d’une brutale pacification mémorielle de « l’année terrible », écrasant les antagonismes de notre histoire pour consacrer une République libérale « toujours déjà consensuelle » en effaçant la mémoire vive de la Commune, cette autre république – mais sociale.
Écoutons d’abord ce que serait une « bonne lecture » gouvernementale de l’histoire : la décision de construire le Sacré-Cœur a été prise juste avant la Commune, lit-on ici ou là, et c’est donc bien la preuve qu’il ne peut être réduit à cette insurrection, mais appelle surtout à un relèvement national après la défaite contre l’Allemagne, bref, à un louable sursaut patriotique.
Le Sacré-Cœur ne peut être réduit à la seule répression de la Commune, en effet. Associé à Louis XVI, qui lui vouait un culte privé, le priant pour son rétablissement comme roi de droit divin, le culte du Sacré-Cœur de Jésus est l’expression, au XIXe siècle, d’un monarchisme réactionnaire voulant expier non seulement 1871 mais aussi toutes les révolutions depuis 1789. Sous le Second Empire, il est également associé à la défense des Etats pontificaux par les catholiques ultramontains, intransigeants sur cette question, comme sur tant d’autres. Alexandre Legentil, à l’origine du projet, est l’un d’eux. Ce notable parisien, qui a fui la capitale à l’approche des Prussiens, fait le vœu, début 1871, de construire à Paris un « sanctuaire dédié au Sacré-Cœur [si] Dieu sauve Paris et la France, et délivre le souverain pontife ». En février, le très conservateur pape Pie IX lui accorde sa bénédiction. Mais, si l’on admet qu’en histoire rien n’est joué d’avance, il y a fort à parier que, sans la Commune de Paris, ce vœu pieux serait resté lettre morte. Car c’est au lendemain de l’insurrection parisienne, le 19 mars, que Legentil publie un argumentaire détaillé qui se révèle, note avec humour le géographe David Harvey, « fortuitement prophétique » après l’incendie de Paris durant la Semaine sanglante : « Paris fût-il réduit en cendres, nous voudrions encore sur ces ruines avouer nos fautes nationales et proclamer la justice de Dieu. »
Après la Commune, vue par les conservateurs comme une apocalypse rouge d’une violence inouïe, le projet s’accélère sous l’égide de « l’Ordre moral », cette majorité monarchiste et cléricale de la république versaillaise. Plus le vœu de Legentil se concrétise, plus il est associé à l’expiation de la Commune. Alexandre Legentil souhaitait initialement l’ériger sur le site de l’opéra Garnier, dont la seule façade, inaugurée en 1867, avait suscité l’ire des ultracatholiques à cause des statues de Carpeaux, jugées obscènes par ces derniers. Les autorités religieuses préfèrent le site de Montmartre, à l’endroit précis où furent tués le 18 mars les généraux Clément-Thomas et Lecomte, les premiers martyrs versaillais. Mais le terrain appartient à l’État, lequel envisage une installation militaire, une moderne Bastille menaçant en permanence le Nord parisien. En 1873, le gouvernement de Mac-Mahon, en déclarant le projet du Sacré-Cœur d’utilité publique, opte pour la domination symbolique plus que pour le quadrillage militaire, déjà dense dans une ville encore en état de siège. La première pierre est posée peu après.
Répétons-le : en histoire, rien n’est linéaire, rien n’est joué d’avance. La construction du bâtiment accumule retards et déboires, et a failli être abandonnée. Seule la persévérance des puissants réseaux de la France cléricale, influents même après 1877 lorsqu’ils ne sont plus au pouvoir, explique l’aboutissement du projet. Ainsi, en 1882, les députés radicaux-socialistes – plus portés par un anticléricalisme sans concessions que par la stricte mémoire communarde – échouent de peu à arrêter l’édification d’un monument devenu quelque peu incongru, et ce d’autant plus que, depuis la loi d’amnistie des communards en 1880, la IIIe République prône un apaisement par l’oubli et l’effacement, qui s’accorde mal avec la lourde monumentalité de la basilique. Cependant, il est décidé d’achever le chantier, notamment parce qu’il serait plus coûteux de le démolir que de le finir. Le Sacré-Cœur encombre les républicains de gouvernement, mais ils s’en accommodent.
Aujourd’hui aussi, entretenir le bâtiment est assurément moins coûteux que de l’araser. Le démolir, provocation qui revient périodiquement, n’aurait évidemment aucun sens. Insistons : le classement aux Monuments historiques n’est pas choquant en soi – son imposante présence est depuis longtemps familière aux Parisiens et aux touristes – mais ce sont les arguments invoqués qui sont consternants ou inexacts. Néanmoins, tout cela n’est-il pas finalement un combat d’arrière-garde ? Le Sacré-Cœur peut, certes, rappeler la violence symbolique de l’Ordre moral, mais son classement peut aussi interpeller sur la muséification touristique d’un Paris de carte postale voué à la gentrification, ce qui est un enjeu politique et social autrement plus impératif. Ainsi, si l’on élargit le regard, raviver les querelles autour de ce lieu relève d’une mémoire froide de la Commune, figée et non réactualisée. Plus que dans le patrimoine parisien, auquel appartient bien sûr le Sacré-Cœur, la mémoire vive de la Commune s’exprime, depuis quelques années, dans les espaces des luttes sociales les plus déterminées, dans les ZAD, dans les cortèges de têtes, dans l’université de Tolbiac occupée (2018), et, parfois, au dos de gilets jaunes. Et là, il n’est ni patrimonialisation ni réconciliation possibles.
Eric Fournier