Les « Pétroleuses »

C’est un livre ancien (cinquante-six ans !) puisqu’il est paru en 1963, avant, donc, la grande vague du centenaire de la Commune. Bien avant la publication du Petit Dictionnaire des femmes de la Commune.
Il était épuisé. Les éditions L’Amourier le republient aujourd’hui, avec une belle préface inédite de Bernard Noël. Ancien, Les Pétroleuses reste pourtant résolument moderne. Que dites-vous de ces quelques phrases, au tout début de l’introduction ?
« Sans doute n’y a-t-il qu’une seule histoire, où se trouve entraîné tout le genre humain. Mais cette histoire est presque exclusivement l’œuvre des hommes. D’après les résultats, ce n’est pas là leur faire un compliment. Les femmes, en tout cas, n’y figurent guère que comme comparses ou comme victimes. »
Dépassé ? Ce n’est pas mon avis. Le livre est de son temps, même si aussi du nôtre, et d’une auteure, Édith Thomas (1909-1970), journaliste, écrivaine, historienne – entre autres choses, dont l’une, et non la moindre, fut d’avoir été résistante et d’avoir participé à la libération de Paris : sur les barricades elle aussi.

La figure de la « pétroleuse » est un mythe de l’histoire dans lequel se rejoignent deux grandes peurs, celle éprouvée par la bourgeoisie pendant la Commune et la peur des femmes.
Ces terrifiantes femmes du peuple, ces sorcières du XIXe siècle, elles sont apparues en juin 1848 où on les a utilisées pour effrayer les soldats et les faire tirer sur les ouvriers révoltés. Des Souvenirs de Lefrançais : « Rue du Cherche-Midi, [on] raconte à un groupe d’imbéciles effarés qu’on vient d’arrêter une femme Hébert portant sept têtes de mobiles dans un cabas ! »

C’est peut-être la même, c’est en tout cas une de ses sœurs qui fut arrêtée en 1871 avec cent quarante-trois mètres de mèche à pétrole dans la poche. Grands sacs, grandes poches, grands bidons : Le Figaro affirma qu’on avait arrêté à Montmartre, pendant la Semaine sanglante, une femme et une petite fille qui, pendant une heure, avaient jeté du pétrole dans des caves. La preuve ? Leur boîte à lait était encore pleine de pétrole.
Faire peur, donc.
Des femmes. Que celles et ceux qui se sont offusqué·e·s, par exemple, que le mot français « professeur » n’ait pas de féminin se réjouissent : voici un mot féminin qui n’a pas de masculin, pétroleuse.

Édith Thomas est partie à la recherche de ces femmes que j’ai envie d’appeler flammes…
Il y a eu des incendies. Beaucoup (mais pas tous) ont été allumés par des communard·e·s. Du pétrole a été utilisé pour ce faire. Le pétrole était considéré comme une arme de guerre, en particulier par l’Union des femmes pour la défense de Paris. Relisons l’article 14c. de ses statuts :
« Art. 14. Les frais d’impression, de correspondance, d’administration étant couverts, la caisse du Comité central emploiera les sommes qui lui resteraient : […]
c. À l’achat de pétrole et d’armes pour les citoyennes qui combattent aux barricades ; le cas échéant la distribution d’armes se fera par tirage au sort. »

Il n’y a aucune ambiguïté sur la possible utilisation de ce pétrole !
Des femmes ont sans doute contribué à allumer ces incendies. Peut-être Florence Wandeval, journalière et ambulancière au 107e bataillon, que l’on aurait entendue dire :
« Je viens de f… le feu aux Tuileries. Il peut venir un roi maintenant, il trouvera son château en cendres. »
Ou encore :
« D’ici ce soir, il en brûlera bien d’autres… Ce n’est que le peuple qui va régner. »
Pourtant il n’y a pas eu de « pétroleuses ».

De ce mot, le livre d’Édith Thomas a profondément modifié le sens et les connotations. J’ai eu très envie et n’ai donc pas résisté au désir d’écrire (optimisme de la volonté) :
« Nous sommes toutes des pétroleuses ! »
Elle s’est interrogée sur l’utilisation du pétrole, certes, mais surtout elle a raconté l’histoire des femmes dans la Commune – à la fois omises et statufiées… – et s’est interrogée aussi sur les raisons qui les ont fait omettre.

Lisez le bel et ironique résumé qu’elle fait d’« Amour et mariage »de Proudhon, difficile à ignorer tant ce texte imbécile a influencé le mouvement ouvrier français. Oui, Victorine Brocher était membre de l’Association internationale des travailleurs, oui, Nathalie Lemel a fondé La Marmite avec Varlin, mais, oui aussi, la plupart des citoyens membres de l’Internationale préféraient savoir les femmes à la maison. Et même mon ministre du travail préféré :
« Dernièrement, je disais à Jourde que les femmes de Paris étaient sans travail en ce moment, que les gardes nationaux n’avaient pour vivre que leurs trente sous ; qu’enfin la misère était générale pour les ouvrières de Paris et que je me proposais, d’accord avec la Commission du travail et de l’échange, d’organiser des ateliers. Mais non pas des ateliers nationaux ; ce seraient des ateliers où l’on distribuerait du travail, et où ces femmes recevraient du travail à faire dans leur ménage [souligné par moi, MA], car, tout en procurant du travail, nous tenons en même temps à faire des réformes dans le travail des femmes », dit Leo Frankel à la Commune le 6 mai 1871. Et je ne parle pas des femmes dans les livres consacrés à la Commune – et même pas dans un de mes préférés, celui de Lissagaray.

Surtout, Édith Thomas fait revivre des dizaines de femmes courageuses. Comme toujours, la documentation est fournie par la Préfecture de police et les archives des conseils de guerre, de sorte que ce sont surtout celles qui ont été jugées et les faits liés à leurs condamnations qui apparaissent – la vie quotidienne des femmes pendant la Commune reste à écrire, celle des hommes aussi, d’ailleurs.
Il y a aussi les archives conservées de tel ou tel club, ainsi que les articles qui ont été consacrés, à l’époque, à telle ou telle réunion. La variété des sujets de discussion dans ces clubs est une des joies de la lecture de ce livre.

À un jeune homme qui expose les buts de la Commune, une vieille ouvrière en tablier bleu et coiffée d’une marmotte à carreaux se lève et répond : « Il nous dit que la Commune va faire quelque chose pour que le peuple ne meure pas de faim en travaillant. Eh bien ! vrai, ce n’est pas trop tôt ! Car voilà quarante ans que je suis laveuse et que je travaille toute la sainte semaine, sans avoir toujours de quoi me mettre sous la dent et payer mon terme. La nourriture est si chère ! Et pourquoi donc les uns se reposent du Jour de l’an à la Saint-Sylvestre, pendant que nous sommes à la tâche ? Est-ce juste ? Il me semble que, si j’étais le gouvernement, je m’arrangerais de manière à ce que les travailleurs puissent se reposer à leur tour. Si le peuple avait des vacances comme les riches, il ne se plaindrait pas tant, citoyens. »

Les vacances… et les fleurs ! Le 20 mai, notez bien la date, au club Ambroise, qui se tient dans ce que d’aucuns appellent l’église Saint-Ambroise, dans le XIe arrondissement, la citoyenne Valentin se préoccupe des portes de Paris, que les citoyennes devraient garder pendant que les citoyens sont au combat (quel dommage qu’elle n’ait pas été entendue !), des vêtements des congrégations à distribuer aux enfants pauvres et elle demande que « les fleurs qui se trouvent aux autels, chapelles et partout auprès des madones, qu’on les donne dans les écoles comme récompense aux enfants pour orner les mansardes des pauvres gens ». La proposition est adoptée à l’unanimité. Peut-être ai-je tort de m’arrêter à ce détail indigne d’un historien « sérieux » [c’est Édith Thomas qui parle]. Mais je trouve admirable qu’en pleine lutte, en pleine misère, dans l’atmosphère enfiévrée des clubs, une femme pense aux fleurs pour les donner aux enfants.

Pour finir, deux histoires de la Semaine sanglante.
La plus belle (si, si, il y a des belles histoires). Celle d’Élodie Duvert, qui tenait un restaurant rue Honoré- Chevalier (près de la place Sulpice), qui était en bisbille avec le marchand de bondieuseries voisin (il y en avait encore plus qu’aujourd’hui…), et qui, ayant besoin de matériel pour rehausser la barricade qu’elle participait à construire, a fait enfoncer la porte dudit voisin et a réquisitionné et utilisé des statues de saints. Édith Thomas parle de livres, mais il s’agissait bien de statues de saints. Irrésistible commentaire : pour une fois que les saints protègent le peuple…
Celle de Marguerite Lachaise, cantinière au 66e. Nous sommes le 24 mai. À la Roquette, on demande des hommes du 66e pour exécuter les otages (et notamment l’archevêque de Paris). Marguerite Lachaise entra dans la Roquette, malgré l’opposition d’un capitaine du 207e bataillon.
« Vous savez bien que les femmes n’entrent pas ici.
– Je ne suis pas une femme, mais un homme, puisque je suis cantinière. »
Et elle s’oppose à ce que « son » bataillon participe à l’exécution des otages :
« Ils ont déjà fusillé ce matin un officier fédéré, explique- t-elle. C’est trop. Je ne veux pas que « mon » bataillon passe pour un assassin. »
Et elle sort de la Roquette, en emmenant les gardes du 66e.
Ce qui ne l’empêcha pas d’être condamnée à mort et déportée en Guyane.

MICHÈLE AUDIN

Livres et articles cités :
• Édith Thomas, Les « Pétroleuses », Paris, Gallimard, 1963 ; réédition L’Amourier, 2019.
• Claudine Rey, Annie Gayat, Sylvie Pépino, Petit Dictionnaire des femmes de la Commune de Paris, 1871 : les oubliées de l’histoire, Le Bruit des autres, 2013 ; réédition Les Amies et Amis de la Commune, 2019.
• Pierre Joseph Proudhon, « Amour et mariage » (extrait des Essais d’une philosophie populaire), Lacroix, 1876.
• Gustave Lefrançais, Souvenirs d’un révolutionnaire, La Fabrique, 2013.
• Odile Krakovitch, « Violence des communardes : une mémoire à revisiter », Revue historique n° 602, avril-juin 1997.
• Victorine Brocher, Souvenirs d’une morte vivante, une femme dans la Commune de 1871, Libertalia, 2017.
• Georges Bourgin et Gabriel Henriot, Procès verbaux de la Commune de Paris de 1871, édition critique, E. Leroux,
1924 et A. Lahure, 1945.
• Prosper-Olivier Lissagaray, Histoire de la Commune de 1871,édition de 1896 ; La Découverte, 1990.
• Dorothy Kaufmann, Édith Thomas, passionnément résistante, Autrement, 2007.